7 mars 2009

1 - Avant-propos

Juillet 2006. Terrebonne. Le soleil, filtré par les pins, distribue à la volée sa monnaie d’or comme autrefois le souverain ses écus.

Nous serons 24 réunis dans le bosquet à cueillir cette manne tombée du ciel.

Douze couples équipés de chaises et glacière, de bouffe et de boissons comme il est convenu de le faire annuellement depuis 1972. Des agapes fraternelles de souvenirs, de bons vins et de juteux commentaires de l’actualité.


Le ciment du groupe ? Une espèce de gallon d’ancien combattant épinglé au cœur pour la vie. Nous les mâles nous sommes tous d’anciens frères qui avons œuvré dans la même communauté des dizaines d'années et plus. Sans concertation, nous l' avons quittée à la fin des années 60. Des défroqués. Pas des ratés, mais des pèlerins de la vie qui avons décidé un jour de changer de froc c’est-à-dire de voie.

Nous sommes 12 de cette fournée. Tous ont quitté leur famille à 13 ans, ont été formés à la vie et à la mission dans les mêmes moules, ont pris les mêmes engagements, ont fait les mêmes prières aux mêmes heures, ont porté pendant 25 ans plus ou moins la soutane noire annonçant leur mort au monde, ont prononcé les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance les engageant pour la vie au service de Dieu sur terre.

Tous des frères éducateurs aussi ou selon l’expression consacrée par le Frère Untel, des « prolétaires de l’enseignement ». On se rappelle qu'avant la création du Ministère de l’éducation, en 1964, les frères et les sœurs dédiés à l’éducation de la jeunesse étaient les principaux agents de la scolarisation au Québec.


Partout, on appréciait l’étendue des connaissances transmises, la rigueur de leur pédagogie et leur sens de l’organisation scolaire. Leurs écoles étaient des ruches bourdonnantes d’activités. Le parascolaire prenait une grande place. Du sport à la JEC, de la chorale à divers clubs, 4H, Jeunes naturalistes, de cinéphiles etc.

Chacun des membres de notre groupe avait connu une certaine notoriété dans un secteur ou l’autre. Bref chacun était confortable dans sa peau de religieux-éducateur.

Puis, tout à coup, sans pré-avertissement, à la fin des années 60, peu après le concile Vatican II, comme un tsunami, la vague de la sécularisation(**), qui a déferlé sur la société très religieuse du Québec et un peu partout dans le monde occidental, nous a emportés comme des fétus de paille renversant les barricades dressées depuis des siècles entre le monde de Dieu et celui des hommes, entre le sacré et le profane, la matière et l’esprit, la science et la foi.


Les principes les mieux ancrés, les valeurs les plus incontestables ne tenaient plus. Comme des déportés, il fallait refaire sa vie en pays neuf, en modifier les visées, se lancer seuls dans la mêlée humaine.

Chacun des douze a pris femme, plusieurs ont eu des enfants et sont même devenus grands-parents. Les épouses dont plusieurs ont connu de près ou de loin la même trajectoire ont contribué grandement à cimenter et à civiliser les liens tressés entre ces « vieux garçons » qui semblaient voués au célibat pour la vie.

Chaque année c’est un plaisir de se revoir, de se rappeler les haut-faits maintes fois répétés de la vie sur notre île et les péripéties de la traversée vers le continent d’une nouvelle vie.


Les voyant arriver, je reprends au début les chemins parcourus. Chacun m’apparaît à la fois le même. La même ardeur juvénile, la même débordante camaraderie, le même humour qui plisse légèrement le front et les commissures des lèvres, la même assurance devant ce qu’il y a à faire, le même dynamisme conquérant qui les animait quand ils cheminaient sous la bure. Je les canoniserais encore comme autrefois d’« êtres les plus extraordinaires que j’aie rencontrés ».

Pourtant je ne peux m’empêcher de mesurer les profondes métamorphoses que chacun a connues dans sa vision du monde, dans ses valeurs les plus intimes, dans ses jugements, dans ses attitudes et ses comportements de tous les jours.

Le voeu de pauvreté nous avait dégagés des soucis pécuniaires, chacun devra dorénavant s’ouvrir un compte en banque, administrer ses avoirs, faire son rapport d’impôts, militer dans les syndicats pour de justes salaires, faire l’apprentissage de la vie conjugale et de la parentalité, veiller au jour le jour à la croissance des êtres chers et entretenir les assises de sa carrière personnelle.


Surtout, au lieu de viser le Royaume de Dieu bardés de toutes les protections qu’il assure, il faut gagner à la sueur de son front, au ras du sol et à tâtons le pain quotidien de sa destinée et de ses espérances. La route du ciel vers la terre ne demande pas moins de courage et d’ingéniosité que celle qui va de la terre au ciel. Les balises de l’une, ne peuvent cependant plus servir à l'autre. Nos repères même sont à changer.

Ce voyage intérieur d’un état de vie à un autre n’a pas été le fait de quelques privilégiés marqués par le destin. Il a été accompli en ce temps par un grand nombre de religieuses, de prêtres et de religieux de tous ordres qui par suppléance avaient la responsabilité des trois principaux services assurés par l’état à ses citoyens : l’éducation, la santé et les services sociaux.

Cette sécularisation massive des religieux et des religieuses à la fin des années 60 fait partie intégrante de la profonde et rapide mutation de la société québécoise sous l’impulsion de la Révolution tranquille. Dans la comparaison entre l’avant et l’après révolution on a succombé trop facilement à la tentation d’idéaliser les valeurs de vie prévalant avant la révolution au détriment de celles qu'elle a remplacées ou vice versa.

Ici nous sommes en présence d’hommes et de femmes qui étaient profondément intégrés à leur premier état de vie, qui l’ont aimé, qui l’ont quitté avec tristesse certes mais sans amertume ni récriminations. On a dû changer de voie non parce qu’on s’était trompé mais parce que nous nous trouvions à un carrefour là où les voies bifurquent, à la frontière de deux univers fort différents.

Pour habiter et conquérir ce nouveau pays il fallait changer de voie, de véhicule et de langage. Dans notre vie nous aurons eu l’avantage d’avoir bénéficié de la citoyenneté de ces deux pays, d’avoir épousé deux cultures. Féconde polygamie!.

Je nous vois non seulement comme les fossiles encore chauds de vie d’une autre époque mais aussi et surtout comme des témoins privilégiés d’une profonde et rapide mutation de la société québécoise, de sa culture, de son âme en cette deuxième moitié du vingtième siècle. Les artéfacts d’une époque encore proche qui s’éloigne de nous à la vitesse de la lumière et les témoins-participants d’une prodigieuse traversée qui risque si on ne la raconte pas, de sombrer dans l’oubli comme le Titanic au fond de l’océan.


Ces images me hantent. Il m’est venu l’idée et le goût lancinants de revenir à ma première vie pour en déguster la saveur propre, pour en montrer la richesse et la vitalité en hommages aux hommes et aux femmes qui y étaient engagés avec sincérité et vérité.

Et la route intérieure, suivie par ces pèlerins des temps nouveaux, n’est pas moins révélatrice du courage, de la polyvalence et de la capacité à l’adaptation humaine que l’ont été les grandes marches qui ont marqué l’histoire de l’humanité.

« Mémoires à l’ultraviolet » sera le véhicule de cette exploration, ultraviolet indiquant l’intention de dégager des hauts-faits de cette époque ou des péripéties de ce voyage l’âme qui les dynamisait

Le blog permet par sa mobilité de cueillir la grande variété des expériences et des réflexions qui contribueront à mieux faire connaître et comprendre les transformations qui sont nôtres au Québec du XXe siècle. C’est pourquoi les espaces ou les « bytes » du blog « Mémoires à l’ultraviolet » sont ouverts à tous ceux qui auraient comme moi le goût d’enrichir la connaissance de cette évolution de leur témoignage et de leurs réflexions.

Si Dieu me prête vie, si ma paresse chronique me donne du temps et les muses du talent je me propose de rédiger régulièrement le journal de bord du voyage que j’entreprends sur la route de mes temps de vie, tout heureux d’être accompagné dans ce cheminement ou de rencontrer sur cette voie de la Compostelle, guidée par les étoiles, de nombreux autres pèlerins.

Florian

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Note : (*) Le titre n’a pas encore atteint sa permanence. Il veut indiquer l’intention de dégager sous les faits, à la manière d’un laser, les émotions qu’ils recèlent et les motivations qui les portent. Comment cette évolution tant personnelle que collective a-t-elle été vécue par des hommes et des femmes qui ont été au cœur de ces transformations et en ont souvent été les acteurs? Voilà la raison de l’ultraviolet qui coiffe ces mémoires.

(**)Sécularisation vient de séculier qui dérive de siècle, un espace de temps temporel et non éternel. La sécularisation s'entend comme le passage d'un monde éternel à un monde temporel, à celui du siècle temps éphémère et profane.. Appliqué à des religieux "sécularisation" signifie le passage de l'état religieux à l'état laïc. Appliqué à des objets ou à des groupes le terme signifie le passage du sacré au profane.
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9 commentaires:

  1. Bravo Clément
    Merveilleuse mise en page. Souhaitons que le voyage sera de la qualité du véhicule.

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  2. Que de plaisir de lire un si beau texte.
    Mon cher Florian, je vais te lire "religieusement" et apporter si possible la petite lumière qui brille dans ma "laïcité".
    J'ai vécu de près cette transformation, dans ma famille et dans celle du Scolaticat Central, comme ayant été avec Raymond Beaubien le premier laïque à y enseigner.
    Que de souvenirs merveilleux.
    Je réalise également que je suis le premier à formuler un commentaire.
    Longue vie à ton blogue.
    Je vous reviens avec plaisir
    Jean-Guy Savard
    Président de l'ARCMV.

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  3. Salut Florian !

    Mon nom n’apparaît pas dans la liste des membres de l’Association des anciens du collège Marie-Victorin. Jean-Guy a eu l’heureuse idée de me transmettre ton projet de Mémoire à l’ultraviolet.
    Je tiens à te féliciter et à t’encourager dans ce projet d’une importante fondamentale. Par les temps qui courent, on éprouve peu le devoir de mémoire. Mais, de plus, tu ambitionnes le « devoir de l’émotion », selon moi le meilleur vecteur pour relater l’histoire d’une société. Je nourris aussi un projet d’histoire, celle du collège Marie-Victorin. Je serai donc un lecteur assidu de tes publications hebdomadaires.

    Claude

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  4. Salut Florian - Je suis impressionné que tu aies le guts d'écrire tes mémoires et demeure fier de te connaitre malgré tes quelques erreurs de tennisman qui sont pardonnables. Je doute fort que j'aurai ces capacités à 79 ans, s'y je m'y rends. Mes meilleurs voeux. Gaétan

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  5. Carissimo, Je serai un fidèle pèlerin, un compagnon assidu et enthousiaste. «Adsum» à chaque étape de ton audacieuse marche dans le temps. Félicitations pour l'initiative. Auguri! Nabi

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  6. ALLO !
    Quelle merveilleuse idée d'écrire tes mémoires
    c'est avec un immense plaisir que Pierre et moi te liront fidèlement à chaque semaine, ton écriture est d'une telle finesse. Dans notre histoire familiale il me manque des grands bouts (je suis trop jeune...) je sais que tu sauras bien les combler. Grand Merci à toi et bon courage. Je voulais envoyer mon commentaire sur le blogue mais ca ne marche pas...Lise, Pierre.

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  7. Bonjour Florian
    C'est avec beaucoup d'émotions que j'ai lu les articles que tu m'as envoyés qui seront publiés dans tes mémoires. Comme toujours , tu as les mots pour le dire, tu véhicules tellement d'émotions et d'intérêt­. T'aurais dû nous entendre hier au midi au restaurant, simplement l'annonce de tes écrits, ton avant-propos a fait un sujet de discussion fort agréable. Tu vas ressasser des souvenirs, pour ma part enfouis très loin dans ma mémoire. Claire est très bonne pour se rappeler ainsi que Lise . On s'est vite rendu compte de la différence d'âge entre Lise et toi ou Lise et Claire. Clément était là pour animer la discussion, ce fut très agréable et positif. Bravo! à toi par tes écrits tu vas réanimer en nous tant de beaux souvenirs de notre enfance, ne lâche surtout pas. Imagine toi un peu les discussions lors de notre prochaine rencontre familiale. Merci et au plaisir de te lire de nouveau.
    Thérèse

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  8. Cher Florian, Merci pour ton courriel et les coordonnées de ton nouveau blog. Sois assuré que Mado et moi lirons avec grand intérêt tes mémoires. Tu as beaucoup à dire et tu le fais bien. Dans un style et un rythme littéraire qui me cherment. Je serai donc au rendez-vous. Et si la qualité se maintient, je te fais rencontrer un éditeur. Tout ce que tu écriras sur ta première vie est d'un grand intérêt historique, car peu a été écrit sur le sujet. Bonne écriture.
    Pierre Boucher

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  9. Moi qui croyais que bien de ces choses anciennes étaient compilées, écrasées dans un ROM en perte d'intérêt, voilà que tu veux nous faire entendre le bruit de choses que tu réveilles. Tu nous fais promesse que sous ton aile, ta plume s'ancrera régulièrement dans ce que tu as vu et entendu. D'où vient cette énergie, cette pulsion-passion de vouloir porter à l'écran (au moniteur!) cet assemblage de daguerréotypes? Faut-il être grand pour avoir de la mémoire?

    P.-A. de Gaspé, Churchill, De Gaule, G.-É. Lapalme, R. Lévesque...

    "Et ces choses vous remontois-je, pour que cil qui orront ce livre croient fermement en ce que ce livre dist que j'ai vraiment veues et oïes." -- Mémoires du Sire de Joinville

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