Plusieurs sont déjà arrivés lorsque papa et moi faisons notre entrée dans la fromagerie du rang St-Alexandre ce samedi soir du mois d’août 1938
Avant le souper, juste après le train j’étais allé avec papa mener le lait à la fromagerie.
J’appréhendais la rencontre avec Roland Courchesne le fromager du temps. Plus jeune que papa il prenait plaisir à me faire étriver.
« té don ben let » « c’é pa dé dents que t’as dans’gueule, cé dé palettes »
me disait-il assez fort pour se faire entendre de tout le rang suivi d’un rire qui déboulait en cascade et me torpillait l’âme de complexes.
Ça me faisait à la fois rougir de honte et blanchir de colère, je devenais cramoisi. L’effet d’un péché originel qui risquait de me paralyser l’ego pour le reste de mes jours.
Ce soir là il n’osa pas. Il se montra même gentil. La présence de mon père devait l’intimider un peu.
Avec la précision de l’habitude il s’empara de la canisse pleine jusqu’au bord, et avec l’aide de mon père il la versa dans le réservoir posé sur la balance. Il fit de même avec le bidon qui l’accompagnait. Il nota ensuite la pesée sur un carton accroché au mur près de l’ouverture qui donnait directement sur la fromagerie.
Il tira sur une manette. Un jet de liquide jaunâtre emplit vite la canisse. C’était du « p’tit lait » sans gras que le lendemain l’on servirait, assaisonné de mouches noyées, aux avides cochons se vautrant dans la vase.
« On va vous vouère à souère? avait-il lancé comme un au revoir. « P’tête.ben » avait répondu papa.
Par temps chaud en effet la traite du samedi soir était menée à la fromagerie avant le souper car le dimanche c’était sacré, personne ne devait travailler. Traire les vaches ça allait, c’était comme se laver ou faire à manger. Mais, faire du fromage pour de l’argent, non, c’était un viol du temps sacré. Alors comme il était risqué de garder le lait jusqu’au lundi matin on le menait le samedi soir.
Le fromage tiré de ce lait devait être moulé dans la veillée avant minuit. Sinon…
Tous les hommes du rang ou presque se ramassaient à la fromagerie le samedi soir. C’était leur « social », leur lait, leur fromage, leur fromager, leur chez-eux, presque leur église.
Rolland Courchesne le fromager du temps était le fils de notre voisin Hormidas Courchesne. Il était diplômé de l’école d’agriculture de St-Hyacinthe.
Pendant que les habitants péroraient sur les nouvelles de la semaine ou s’étrivaient sur les événements cocasses qui s’étaient un jour fixés sur l’identité d’un chacun, Rolland tournait autour du grand bassin armé d’un râteau de bois à long manche qu’il passait dans le lait réchauffé par un circuit à vapeur installé sous le bassin. Suite à cette action le lait formait des grumeaux et se coagulait lentement.
Au moment approprié Rolland avec son râteau forme dans un coin du bassin un monticule de lait mi-coagulé, mi fromage.
C’est le signe de la première ruée vers les bassins. Quelques habitants prennent du bout des doigts des pincées de ce fromage et y goûtent laissant à leurs yeux le soin de formuler les commentaires de convenance. C’est chaud-tiède, légèrement salé, un petit goût de revenez-y tellement précis dans ma mémoire que jamais je n’ai pu retrouver son pareil. Avec d’autres garçons de mon âge, je m’en régale mais sans m’enfarger dans les faux airs de connaisseurs qu’affichent « ces vieux habitants » .
Puis, au signal chacun reprend sa place. On couvre le bassin d'une toile. On réchauffe à nouveau légèrement le bassin. Rolland sort les grands couteaux et avec l’aide de son employé il découpe en larges cubes cette pâte de plus en plus ferme. Un petit lait jaunâtre se détache petit à petit et s’évacue au fur et à mesure par la vidange du bassin. Le lundi matin ce petit lait il sera remis aux habitants pour leurs cochons.
Les deux experts d’office prennent alors les blocs de caillé devenus assez consistants, ils les massent, les retournent, les compressent. les empilent, de différentes manières.
Le caillé transpire à grosses gouttes de p’tit lait. C’est la cheddarisation . Autour du bassin on les observe comme s’il s’agissait d’un match de lutte.
Les blocs devenus fermes, un peu fibreux et presque secs sont introduits un à un dans un pressoir cylindrique muni d’un grillage de couteaux et d’un bras levier. C’est l’heure solennelle. Rolland, les manches relevées et le front légèrement perlé de sueur s’agrippe au manche et d’un mouvement qui a la précision que donne l’habitude fait sortir du pressoir de frétillantes crottes de fromage.
C’est le signe de la seconde et générale ruée vers cet or-crème qui fait la richesse du rang St-Alexandre, la fierté de ses habitants et l’ornement des palais dégustateurs. de St-Zéphirin à Londres.
Là c’est à pleines poignées que le fromage nouveau-né est rapidement tâté et goulûment empiffré. Il est tiède, moelleux, un peu lacté, il sent les foins ou les récoltes qu’on vient de couper. Il estampille la mémoire d’un sceau d’exclusivité qu’on ne trouvera jamais nulle part ailleurs. Je vous mets au défi de me trouver du fromage en crotte qui ait le goût et l’arôme du cheddar que j’ai mangé ce soir là à la fromagerie du rang St-Alexandre.
Avant le souper, juste après le train j’étais allé avec papa mener le lait à la fromagerie.
J’appréhendais la rencontre avec Roland Courchesne le fromager du temps. Plus jeune que papa il prenait plaisir à me faire étriver.
« té don ben let » « c’é pa dé dents que t’as dans’gueule, cé dé palettes »
me disait-il assez fort pour se faire entendre de tout le rang suivi d’un rire qui déboulait en cascade et me torpillait l’âme de complexes.
Ça me faisait à la fois rougir de honte et blanchir de colère, je devenais cramoisi. L’effet d’un péché originel qui risquait de me paralyser l’ego pour le reste de mes jours.
Ce soir là il n’osa pas. Il se montra même gentil. La présence de mon père devait l’intimider un peu.
Avec la précision de l’habitude il s’empara de la canisse pleine jusqu’au bord, et avec l’aide de mon père il la versa dans le réservoir posé sur la balance. Il fit de même avec le bidon qui l’accompagnait. Il nota ensuite la pesée sur un carton accroché au mur près de l’ouverture qui donnait directement sur la fromagerie.
Il tira sur une manette. Un jet de liquide jaunâtre emplit vite la canisse. C’était du « p’tit lait » sans gras que le lendemain l’on servirait, assaisonné de mouches noyées, aux avides cochons se vautrant dans la vase.
« On va vous vouère à souère? avait-il lancé comme un au revoir. « P’tête.ben » avait répondu papa.
Par temps chaud en effet la traite du samedi soir était menée à la fromagerie avant le souper car le dimanche c’était sacré, personne ne devait travailler. Traire les vaches ça allait, c’était comme se laver ou faire à manger. Mais, faire du fromage pour de l’argent, non, c’était un viol du temps sacré. Alors comme il était risqué de garder le lait jusqu’au lundi matin on le menait le samedi soir.
Le fromage tiré de ce lait devait être moulé dans la veillée avant minuit. Sinon…
Tous les hommes du rang ou presque se ramassaient à la fromagerie le samedi soir. C’était leur « social », leur lait, leur fromage, leur fromager, leur chez-eux, presque leur église.
Rolland Courchesne le fromager du temps était le fils de notre voisin Hormidas Courchesne. Il était diplômé de l’école d’agriculture de St-Hyacinthe.
Pendant que les habitants péroraient sur les nouvelles de la semaine ou s’étrivaient sur les événements cocasses qui s’étaient un jour fixés sur l’identité d’un chacun, Rolland tournait autour du grand bassin armé d’un râteau de bois à long manche qu’il passait dans le lait réchauffé par un circuit à vapeur installé sous le bassin. Suite à cette action le lait formait des grumeaux et se coagulait lentement.
Au moment approprié Rolland avec son râteau forme dans un coin du bassin un monticule de lait mi-coagulé, mi fromage.
C’est le signe de la première ruée vers les bassins. Quelques habitants prennent du bout des doigts des pincées de ce fromage et y goûtent laissant à leurs yeux le soin de formuler les commentaires de convenance. C’est chaud-tiède, légèrement salé, un petit goût de revenez-y tellement précis dans ma mémoire que jamais je n’ai pu retrouver son pareil. Avec d’autres garçons de mon âge, je m’en régale mais sans m’enfarger dans les faux airs de connaisseurs qu’affichent « ces vieux habitants » .
Puis, au signal chacun reprend sa place. On couvre le bassin d'une toile. On réchauffe à nouveau légèrement le bassin. Rolland sort les grands couteaux et avec l’aide de son employé il découpe en larges cubes cette pâte de plus en plus ferme. Un petit lait jaunâtre se détache petit à petit et s’évacue au fur et à mesure par la vidange du bassin. Le lundi matin ce petit lait il sera remis aux habitants pour leurs cochons.
Les deux experts d’office prennent alors les blocs de caillé devenus assez consistants, ils les massent, les retournent, les compressent. les empilent, de différentes manières.
Le caillé transpire à grosses gouttes de p’tit lait. C’est la cheddarisation . Autour du bassin on les observe comme s’il s’agissait d’un match de lutte.
Les blocs devenus fermes, un peu fibreux et presque secs sont introduits un à un dans un pressoir cylindrique muni d’un grillage de couteaux et d’un bras levier. C’est l’heure solennelle. Rolland, les manches relevées et le front légèrement perlé de sueur s’agrippe au manche et d’un mouvement qui a la précision que donne l’habitude fait sortir du pressoir de frétillantes crottes de fromage.
C’est le signe de la seconde et générale ruée vers cet or-crème qui fait la richesse du rang St-Alexandre, la fierté de ses habitants et l’ornement des palais dégustateurs. de St-Zéphirin à Londres.
Là c’est à pleines poignées que le fromage nouveau-né est rapidement tâté et goulûment empiffré. Il est tiède, moelleux, un peu lacté, il sent les foins ou les récoltes qu’on vient de couper. Il estampille la mémoire d’un sceau d’exclusivité qu’on ne trouvera jamais nulle part ailleurs. Je vous mets au défi de me trouver du fromage en crotte qui ait le goût et l’arôme du cheddar que j’ai mangé ce soir là à la fromagerie du rang St-Alexandre.
Le fromage coupé en crottes est de noueau étendu dans le bassin. Rolland d'une main experte sale égalementle tout qu'il brasse ensuite à l'aide d,une fourche aux fourchons recourbés pour ne pas percer le bassin.
Après cette copieuse dégustation les habitants sortent à la queue-leu-leu comme d’une église, se saluent d’une légère inclinaison de la tête et s’en vont, chacun emportant en sa demeure comme un viatique une partie des restes de la meule distribuée et sans le définir jamais ils gardent en leur âme un souvenir qui a la radiation du sacré.
Le fromage ainsi coupé, salé, refroidi, remplira des meules de bois qui seront mises sous presse jusqu’au lundi matin. Ce cheddar sera affiné pendant quelques semaines puis on le transportera en charrette aux gros chars de La Baie du Febvre. De là ils poursuivront leur périple jusqu’à Londres où il sera vendu à gros prix et à grande criée.
Le fromage ainsi coupé, salé, refroidi, remplira des meules de bois qui seront mises sous presse jusqu’au lundi matin. Ce cheddar sera affiné pendant quelques semaines puis on le transportera en charrette aux gros chars de La Baie du Febvre. De là ils poursuivront leur périple jusqu’à Londres où il sera vendu à gros prix et à grande criée.
Ce soir là nous avons rapporté une ronde meule de fromage orange qui sera conservé l’abri des souris et grignoté à pleines dents par les enfants et les grands jusqu’à épuisement dans un mois ou deux.
Pour en savoir plus sur l’histoire de l’industrie laitière au Québec et le cheddar qu’on y fabriquait, un clic ici,.
Pour en savoir plus sur l’histoire de l’industrie laitière au Québec et le cheddar qu’on y fabriquait, un clic ici,.
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Suite : 10 - On fait boucherie
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De fromage en fromage, je reviens toujours au 'bon vieux cheddar'. Et je comprends un peu mieux aujourd'hui pourquoi.
RépondreSupprimer"Cunégonde, veux-tu du fromage ?"
RépondreSupprimer-"oui papa, avec du sucre dessus"
-"non ma fille, car ce n' est pas l' usage"
- "eh bien papa, t' as qu' à t' le fiche au...."
- "Cunégonde........"
Ave Frater ! (Anselmo Balocco dixit)
RépondreSupprimerSalut Florian, alias Bénigar...
Je viens de passer une heure à parcourir tes dernières pontes. Je n'ai pas osé en faire une omelette, car chaque oeuf était super délicieux en soi. Je n'aurais pas le courage de faire ce que tu as entrepris. Si les chapitres qui suivront demeurent à la hauteur de leurs frères aînés, tu devras vivre jusqu'à cent vingt ans afin de pouvoir accoucher de la description de toutes tes expériences de vie. Ad multos et faustissimos annos ! Et, lorsque parvenu au ciel bien avant toi, je voudrai entrer dans la bibliothèque qui me donnera accès à tes écrits, j'entends déjà saint Pierre me demander: "Avete la tessera?" Je te prie de m'en expédier une afin que je ne puisse manquer aucun paragraphe de tes plus que brillantes narrations. Chapeau! Keep on illuminating the world....! Lionel