25 avr. 2009

8 - Tirer les vaches à cinq ans

Assis sur ses arrières, les oreilles dressées en antenne, le regard fixé sur l’horloge, figé comme une faïence, Pitou, qui aurait pu s’appeler Pavlov, tellement il était conditionné, attend comme un fonctionnaire devant le cadran de pointage.

Dès que la grande aiguille de l’horloge déclenche la sonnerie de cinq heures, il s’élance à toute vitesse dans le champ de pacage qui s’étend derrière les bâtiments jusqu’à la première décharge. Un troupeau d’une douzaine de bêtes à cornes y broute l’herbe et le temps. Pitou a depuis des temps immémoriaux pour lui, la charge d’enfourner les vaches qui forment la majeure partie de ce troupeau dans l’enclave réservé à l’ombre de l’étable, pour la traite du soir.

Le soleil brille de tous ses feux. Une vapeur frissonnante presque imperceptible fait vibrer l’ascension des ondes de chaleur vers la haute atmosphère. J’ai cinq ans. Je porte des culottes à bavette attachées par des bouts de corde à lieuse sur de gros boutons bien apparents. Je cours pieds nus aux côtés de papa qui arpente le champ en zigzag au gré de l’allure du troupeau et des charges du chien. Il scande ses pas de cris presque chantés dans une langue rituelle : alah, alah!

Moi, j’ai aujourd’hui une raison bien particulière de participer à cette opération de la rentrée des vaches.

Dès que le troupeau de douze vaches est rassemblé, chacune trouvant à l’ombre que projette l’étable à peu près sa place coutumière, les tireurs de vaches comme des marionnettes tirées d’un carrousel déclenché aussi par l’horloge, s’amènent avec une certaine nonchalance. Il y a naturellement « peupére » qui grogne, « môman » chaussée de bottes et coiffée d’un mouchoir, qu’elle attache sous le menton, tante Lucienne ou tante Alice et peut-être un autre tireur qui s’évanouit dans l’ombre de mes souvenirs. « Pôpa » viendra un peu plus tard joindre le groupe, après avoir accompli les besognes coutumières de préparation à la traite.
Le tireur de vache, s’assoit sur son petit banc à trois pattes haut d’environ un pied, fait d’une rondelle de pruche fixée à trois bouts de branches qui ont conservé leur écorce. Il s’installe un peu en biais, vers le devant de la vache pour éviter les coups de queue qui chassent les mouches. La chaudière d’étain entre les jambes, les deux mains agrippées aux trillons(*), par des pressions saccadées et en alternance des doigts, il fait gicler le lait dans le fond de la chaudière. Le rythme maintenu trame une musique dont la tonalité change à mesure que le sceau se remplit. Des odeurs de transpiration des bêtes et des gens, mêlées à l’haleine des prés environnants au petit soir circulent librement dans l’enclos en compagnie de fragrances de fumier aux multiples essences. Pitou, couché près du bassin où après la traite les vaches viendront s’abreuver une à une, attend le moment de reprendre son service d’accompagnement.

De temps à autre, on entend, venant des tireurs, des cris ou des grognements aussi peu traduisibles que les beuglements des vaches auxquels ils font écho. Ils font partie, comme les aboiements du chien et le bourdonnement des mouches, du rite de la traite du soir. Pendant la traite, les tireurs fredonnent une chanson, s’étrivent mutuellement tout en commentant les nouvelles du jour que les sonneries du téléphone à grands et à petits coups avaient répandues à travers le rang St-Alexandre.

Quand une vache est tirée on verse le lait chaud et couvert de mousse dans la «canisse »(*) au travers d’un coton à fromage qui sert de filtre. La vache libérée va s’abreuver à l’auge et se rend lentement rejoindre le reste du troupeau dans le champ. La canisse et, par bonnes traites, les bidons qui l’accompagnent, sont descendus dans le puits pour la nuit. À moins d’un orage qui peut cailler le lait, la traite du matin doublera celle du soir et les deux seront livrées par charrettes à deux ou à quatre roues à la fromagerie, en face de la petite école, où ce lait sera transformé en cheddar .

J’étais particulièrement fébrile ce soir là. Et pour cause, le midi pôpa était arrivé avec un petit banc à tirer les vaches tout neuf et me l’avait remis. L’écorce rougeâtre de la rondelle de pruche qui servait de siège conservait au banc une senteur des bois. Le petit banc avait été fait « exprès » pour moi. Je devais l’étrenner le soir même. J’ai lu dans l’œil de mon père une certaine fierté pour cette création qui s’inscrivait dans les traditions d’initiation aux travaux de la ferme.

Bien que troisième de la famille, j’étais le premier à l’utiliser. Paul-Émile, en effet, à cause de difficultés éprouvées à la naissance n’était pas encore en mesure de traire les vaches. L’initiation des filles à la traite des vaches était plus tardive et ne portait pas le glorieux titre d’événement dont on se rappelle toute sa vie. On n’était pas sexiste à cette époque à St-Zéphirin, cependant, la traite des vaches n’était pas considérée comme une fonction féminine. Les femmes venaient à l’étable lorsque c’était nécessaire parce que les hommes étaient absents ou occupés à une besogne plus urgente. Ainsi il était normal que je commence avant Yolande, mon aînée, ma carrière de tireur de vaches.

Môman m’a présenté à Caillette, une vieille vache brune, très docile et dont les trillons étaient faciles à atteindre. J’avais pris comme naturellement la position même que mon père prenait aux côtés de la vache qu’il tirait. Môman se tenait debout derrière moi sans dire un mot.

Faire sortir du lait d’un trayon de vache ce n’est pas aussi simple que cela en a l’air. Mes premiers essais furent infructueux. Indécis et déçu je me tournai pour jeter un coup d’œil à maman. Elle n’était déjà plus là. Je réessayai seul avec une certaine frénésie. Finalement un premier puis un deuxième jet tomba timidement dans la chaudière que, comme les grands, je tenais serrée entre mes petites jambes. Puis une quatrième et une cinquième giclée. Quand j’ai eu ainsi couvert de lait le fond de ma chaudière, je me levai et allai en fière allure, verser ma première traite dans la canisse qui avait déjà reçu deux ou trois seaux de lait chaud.

Ma vache était tirée. J’avais passé l’épreuve. Ce soir on en parlerait au souper puis à la visite qui viendrait dimanche.

Ce renforcement positif, comme on dit aujourd’hui, peut-être plus imaginé que réel a nourri mon ego pendant longtemps. Ce qui m’a permis de traire soir et matin, sans trop rechigner, mon quota de vaches pas moins de 7000 en tout jusqu’à mon départ de St-Zéphirin en avril 1943.
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Un petit clic et vous en saurez plus sur le type d’agriculture pratiqué au Québec dans le rang St-Alexandre vers 1935. Et un autre vous décrira l'agriculture de subsistance vs l'industrie laitière artisanale pratiquées dans la région à la même époque.
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(*) Trillion pour trayon désignant l’extrémité du pis d’une vache. Personne n’était assez riche à St-Zéphirin pour toucher les trillions de dollars. Aucun répertoire à ma connaissance n’a repéré ce dérivé québécois de trayon.

(**) Canisse, mot qui dans notre langue parlée désignait le grand réservoir cylindrique de métal haut d’environ trois pieds et 18 pouces de diamètre muni de deux poignées et d’un couvercle qui servait surtout de contenant à lait qu’on menait à la fromagerie. Les poignées servaient aussi à y accrocher des chaînes qui permettaient de descendre la canisse dans le puits pour conserver le lait par les grandes chaleurs de l’été.
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