La victime innocente, par ses cris et sa vigueur défend âprement ses derniers moments.
Papa et Jean-Baptiste ont réussi à lui passer un câble autour de la taille et à le coller ainsi au sol. Sans appui ses pattes s’agitent plus fébrilement en pure perte. Image grotesque du canard qui n’aurait plus d’eau pour pédaler. Habiles comme des lutteurs professionnels, papa et Jean-Baptiste renversent la victime sur le dos, l’immobilisent. Sa gorge est maintenant offerte au glaive de grand-père qui n’hésite pas une seconde à lui enfoncer le couteau jusqu’au manche.
Un gros jet

Avec toutes les précautions du monde et sans perdre de temps, j’apporte ces prémices du sacrifice à maman qui a déjà fait sa préparation de lait et de je ne sais quel autre ingrédient qu’elle mélange au sang chaud et fumant avec une grande cuiller en bois. Elle en fera un excellent boudin brun-sépia, bardé d’oignons rôtis et tranché en briques moelleuses que l’on servira au diner avec de belles grosses patates blanches.
Je reviens au lieu du sacrifice. La victime a perdu de sa vigueur. Ses cris ne sont plus qu’un râlement rauque de supplication de dernier recours. La tête penchée sur le côté, retenu par grand-père il me regarde de ses yeux bleu-vert comme pour nous dire adieu ou nous faire savoir qu’il ne nous oubliera pas. De vengeance ou de regrets? Je ne sais.
Ses supplications n’ont pas de portée car dans les légendes rurales, on ne voit jamais de cochons décédés venir d’une façon ou d’une autre se venger de leurs assassins. Les loups naviguent dans les airs jusqu’à la voie lactée, les bœufs ont leur patron Apis et les moutons leur Jésus-Christ. Les cochons, rien, rien que de la boue et des pattes sans cochon qui braisent dans la marmite du temps des fêtes.
Le cochon dont on apprécie la chair n’a jamais par ses finesses développé d’attaches avec nous. On n’a jamais joué avec les cochons. Avec les poules

Le cochon mort, son sang tari, le travail de la boucherie n’

Le matin même de ce jour gris de novembre, juste après la Toussaint, grand-père m’avait demandé de remplir d’eau aux trois quarts la grande cuve-coupole fixée à la « truie » dans le hangar. Il en a fallu plusieurs chaudiérées d’eau pompées, transportées et vidées. Je me faisais aider par Laurent et Berchmans mais ils se tannaient vite à ce manège. Grand-père avait mis le feu sous le réservoir. Lorsque le cochon fut prêt, l’eau était bou

Pour faciliter le bain rituel, les pattes du cochon sont coupées aux jarrets. On les déposera dans le fond de l’auge. Toujours en utilisant les mêmes câbles entrecroisés autour de sa taille, le cochon est hissé dans l’auge pour sa toilette funéraire. Les câbles permettent de le tourner plusieurs fois dans l’eau bouillante avant que l’on procède au rasage.
Munis d’un grattoir ou d’un vieux rasoir ou d’un couteau bien aiguisé, tous ceux qui sont d’office comme des prêtres purificateurs procèdent au rasage de toute la peau. Cette peau d’un gris sale retrouve la teinte rosée d’un nouveau-né.
La scie à viande et les couteaux entrent alors en action. Les jambons sont découpés et enveloppés de toile à fromage.et mis en conserve dans la vieille cannisse à lait jusqu’au printemps. Alors ils seront fumés dans la jambonnière que dressera notre voisin Hormisdas Courchesne quelques semaines avant Pâques.
Avec la scie, on découpera les côtes et la colonne vertébrale en morceaux de quatre pouces par six pouces qui seront eux aussi gelés et déposés en conserve dans le hangar.
On les mangera en patates fricassées, ou en rôti de porc. Le lard, tranché plus mince sera salé dans des pots de grès. D’où son nom de « lard salé ». De bons morceaux de ce lard enrichiront la soupe aux pois ou les « beans » ou seront inclus dans tous les bouillis. Les grillades du matin, servies au déjeuner avec les crêpes proviennent aussi de ce lard omniprésent dans la cuisine québécoise version St-Alexandre..
La tête, les patt

Le reste de l’après-midi on se relaie au moulin à viande qui reçoit en petites bouchées tout ce qu’on ne peut pas garder pour l’hiver. C’est avec fascination que l’on voit sortir cette viande en petits andins2 tous collés les uns sur les autres. Les boyaux nettoyés à grande eau seront remplis de boudin ou de viande hachée assaisonnée en saucisse. Une bonne partie de la viande hachée sera mise de côté pour les tourtières qui seront au programme de la préparation des fêtes dès le début de décembre.
Pendant ce temps, grand-père se bat avec les abats qu’il fera bouillir longtemps dans la grande cuve du hangar. Les graisses enduites de caustique feront le savon du pays. Le lendemain, grand-père le découpera en pains rugueux utilisés pour le massage de nos muscles et le curetage de nos épidermes. On ne connaissait pas le savon d’odeur. Maman en avait mis dans mon trousseau de toilette quand je suis parti pour le juvénat. J’aurais eu honte de me présenter au lavoir du dortoir avec un gros et infect savon du pays.
Tuer le cochon était un événement d’automne. Quand une vache ne donnait plus de lait ou était à la fin de ses jours, on faisait aussi boucherie. Mais tuer une vache ou un bœuf c’est une toute autre histoire. Ce n’est plus un rite mais un combat. Alors l’instrument principal de la boucherie c’était la masse. Il fallait souvent deux ou trois coups de masse en plein front avant que l’animal s’effondre et il lui arrivait de se relever et d’errer un temps comme un zombi. Une scène d’horreur plus qu’un rite sacrificiel.


Régulièrement aussi on tuait des poules. On ne leur tordait pas le cou. On ne le coupait pas non plus avec une hache sur une buche comme l’exprime souvent la tradition populaire. Je n’ai jamais vu de poules courir hagardes la tête tranchée. Clément me dit qu’il en a vu mais c’était chez le voisin. Papa avait trouvé le moyen d’euthanasier les poules rapidement et sans douleur et pratiqueme

Mais c’était une boucherie qu’on avait en horreur plus que toute autre à cause des plumes qu’il revenait aux enfants d’arracher une à une. Et quand papa décidait d’en tuer une quinzaine pour les emporter au marché, c’était une corvée dans son sens « de travail pénible et rebutant » . (Cf. Petit Larousse)
Toute cette boucherie s’accomplissait avec la régularité et la rigueur des rites saisonniers sans qu’une Brigitte Bardot ne vienne jamais les contester et sans que les bonzes de l’hygiène sécuritaire n’imposent leur protocole. En général le soin de la santé avait plutôt un caractère inconsciemment préventif. Sur la ferme on misait plus sur le développement d’un système de défense, des anticorps comme y disent, que sur une protection mur-à-mur. Ainsi, on formait des enfants forts!
Une boucherie sans violence? En tout cas plus proche de la bête, plus sensible à ses vibrations que ne le sont les aciers inoxydables des abattoirs. Et je crois qu’on était plus du parti judéo-chrétien qui considère la nature et les animaux qui la peuplent comme des cadeaux offerts à l’homme pour son bien-être et son plaisir. Pas loin non plus de la tradition grecque pour qui la finalité d’un être, sa principale raison d’être, se confond avec son destin, ce sceau de l’incontournable et arbitraire décision des dieux. C’est à choisir, le respect qui plie les genoux devant les dieux tout-puissants ou le rayonnant sourire qui élargit la face de l’homme content de recevoir son cadeau.
Quant au sort que la productivité à tout crin, le sine qua non de notre ère, fait à la nature et à ses pauvres bêtes, il me semble que cela manque un peu de classe. Cf. la dernière information sur l'origine de la grippe porcine. 1
Mais mourir c’est mourir et si je me mets sous la peau d’une bête, ce qui m’arrive souvent, il me semble que je préférerais mourir au milieu des miens en continuant de les servir et en espérant que des miettes d’éloges, qui tombent de la table des gourmets aux fins becs, viennent dorer mon auréole et en délicatesse posthume engraisser ma réputation auprès des amateurs de la bonne chair. Amen.
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1 Les études abondent sur les conditions horribles que les porcs subissent dans ces méga-porcheries et sur l’impact dévastateur de ces fermes sur l’économie locale des petites communautés agricoles. Smithfield a dû payer une amende de 12,6 m et est actuellement sous enquête aux États-Unis pour des dommages environnementaux crées par des lacs de lisier porcin toxique(4). Plus de détails sur la grippe porcine.
2 Selon Wikipédia : L'andain est une bande continue de fourrage laissée sur le sol après le passage d'une faucheuse ou d'une andaineuse. Un certain Florian Jutras utilise exagérément le terme andain pour l'appliquer aux boudins de viande hachée qui sortent du moulin à viande. CJ____________________________________
Suite : 11 - Mémoires de bûcheron
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Je veux juste te dire que je te lis. Je veux juste de lire... que je ris.
RépondreSupprimer(..) une mère toute en détente de nonchalance, c’est un spectacle à ne pas manquer.
Ou encore.
Lorsque le cochon fut prêt, l’eau était bouillante.
On tenait le petit cochon à deux mains. Il criait. -- Le chirurgien criait "mon sclapel"? (Scalpel: diminutif du grand couteau iroquois.)
... pour les amateurs. Amen. -- La cochonne prière fut un peu longue. Le temps d'en finir s'est fait sentir. (Autre temps. >> Ronald a déjà lancé, un soir tard de sommeil, "Finissons-en zen nous mettant sous la présence de...". tu connais le refrain. Redis ça à Eddy. Il pouffe de rire à tout coup.
il est dommage que je ne lise pas le nom des outils utilisés comme le "gargot" pour couper le porc en deux par la colonne vertébrale .
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