9 mai 2009

10 - On fait boucherie

On tue le cochon

De mes deux mains je tiens la grande poêle à cuire les crêpes. On m’a bien recommandé de ne pas la renverser et de ne pas perdre une goutte du premier jet de sang. Il faudra vite le porter à la cuisine pour qu’il y soit instantanément transsubstantié en boudin. Pourquoi? C’est ainsi. Comme tous les rituels. La valeur d’un rite ne tient pas à son sens mais au respect qu’il impose.

La victime innocente, par ses cris et sa vigueur défend âprement ses derniers moments.
Papa et Jean-Baptiste ont réussi à lui passer un câble autour de la taille et à le coller ainsi au sol. Sans appui ses pattes s’agitent plus fébrilement en pure perte. Image grotesque du canard qui n’aurait plus d’eau pour pédaler. Habiles comme des lutteurs professionnels, papa et Jean-Baptiste renversent la victime sur le dos, l’immobilisent. Sa gorge est maintenant offerte au glaive de grand-père qui n’hésite pas une seconde à lui enfoncer le couteau jusqu’au manche.

Un gros jet de sang noir coule avec pression remplissant rapidement la lourde poêle que je tiens toujours à deux mains. On bouche précairement l’orifice, le temps d’approcher un plus grand récipient à trois pintes qui recueillera le reste de sa vie.

Avec toutes les précautions du monde et sans perdre de temps, j’apporte ces prémices du sacrifice à maman qui a déjà fait sa préparation de lait et de je ne sais quel autre ingrédient qu’elle mélange au sang chaud et fumant avec une grande cuiller en bois. Elle en fera un excellent boudin brun-sépia, bardé d’oignons rôtis et tranché en briques moelleuses que l’on servira au diner avec de belles grosses patates blanches.

Je reviens au lieu du sacrifice. La victime a perdu de sa vigueur. Ses cris ne sont plus qu’un râlement rauque de supplication de dernier recours. La tête penchée sur le côté, retenu par grand-père il me regarde de ses yeux bleu-vert comme pour nous dire adieu ou nous faire savoir qu’il ne nous oubliera pas. De vengeance ou de regrets? Je ne sais.

Ses supplications n’ont pas de portée car dans les légendes rurales, on ne voit jamais de cochons décédés venir d’une façon ou d’une autre se venger de leurs assassins. Les loups naviguent dans les airs jusqu’à la voie lactée, les bœufs ont leur patron Apis et les moutons leur Jésus-Christ. Les cochons, rien, rien que de la boue et des pattes sans cochon qui braisent dans la marmite du temps des fêtes.

Le cochon dont on apprécie la chair n’a jamais par ses finesses développé d’attaches avec nous. On n’a jamais joué avec les cochons. Avec les poules ou avec les veaux oui. Les cochons non. Ils se vautrent dans la boue, leurs cris aigus nous défoncent les tympans. La seule tendresse pour eux c’est quand ils sont tout-petits, douze frères qui tètent goulûment et en cadence à une mère toute en détente de nonchalance, c’est un spectacle à ne pas manquer. On a passé de bons moments à les regarder, à les envier presque. De bons moments c’est-à-dire deux ou trois minutes d’enfants. C’est passablement long. Mais de la boue gris-charbon sur un nez rose c’est dégoûtant. Et quand en plus il faut les nettoyer, l’envie de les caresser nous passe très vite.

Le cochon mort, son sang tari, le travail de la boucherie n’est pas terminé. On le hissera sur une plate-forme montée sur deux chevalets. Il faut lui vider les entrailles. Le cœur, le foie, les intestins, et même la vessie sont mis à part et portés à la cuisine où ils recevront les traitements appropriés. La vessie bien nettoyée, remplie d’eau un bon moment pour lui donner sa pleine extension sera vidée et grand-père avec une paille, une vraie paille jaune d’avoine, la soufflera et l’accrochera au plafond de la cuisine où elle séchera pendant une semaine ou deux. Elle sera ensuite coupée et bordée d’un tissu bleu. Grand-père la remplira d’un tabac frais qu’il vient de trancher et la logera dans sa poche droite. Elle sera de service pendant plusieurs années

Le matin même de ce jour gris de novembre, juste après la Toussaint, grand-père m’avait demandé de remplir d’eau aux trois quarts la grande cuve-coupole fixée à la « truie » dans le hangar. Il en a fallu plusieurs chaudiérées d’eau pompées, transportées et vidées. Je me faisais aider par Laurent et Berchmans mais ils se tannaient vite à ce manège. Grand-père avait mis le feu sous le réservoir. Lorsque le cochon fut prêt, l’eau était bouillante. C’est ce qu’il fallait pour la prochaine opération. Là c’est papa qui se réserva la tâche de transporter l’eau bouillante dans la grande auge en bois, teinte vert-olive, munie de deux manchons à chaque bout. C’était la même auge qui un jour nous servit d’embarcation et qui faillit nous servir de tombe. (histoire à paraître bientôt)

Pour faciliter le bain rituel, les pattes du cochon sont coupées aux jarrets. On les déposera dans le fond de l’auge. Toujours en utilisant les mêmes câbles entrecroisés autour de sa taille, le cochon est hissé dans l’auge pour sa toilette funéraire. Les câbles permettent de le tourner plusieurs fois dans l’eau bouillante avant que l’on procède au rasage.

Munis d’un grattoir ou d’un vieux rasoir ou d’un couteau bien aiguisé, tous ceux qui sont d’office comme des prêtres purificateurs procèdent au rasage de toute la peau. Cette peau d’un gris sale retrouve la teinte rosée d’un nouveau-né.

La scie à viande et les couteaux entrent alors en action. Les jambons sont découpés et enveloppés de toile à fromage.et mis en conserve dans la vieille cannisse à lait jusqu’au printemps. Alors ils seront fumés dans la jambonnière que dressera notre voisin Hormisdas Courchesne quelques semaines avant Pâques.

Avec la scie, on découpera les côtes et la colonne vertébrale en morceaux de quatre pouces par six pouces qui seront eux aussi gelés et déposés en conserve dans le hangar.

On les mangera en patates fricassées, ou en rôti de porc. Le lard, tranché plus mince sera salé dans des pots de grès. D’où son nom de « lard salé ». De bons morceaux de ce lard enrichiront la soupe aux pois ou les « beans » ou seront inclus dans tous les bouillis. Les grillades du matin, servies au déjeuner avec les crêpes proviennent aussi de ce lard omniprésent dans la cuisine québécoise version St-Alexandre..

La tête, les pattes et quelques autres parties plus coriaces seront cuites à petit feu dans la grande marmite les jours qui suivront. Elles finiront en tête fromagée ou en cretons. Quelle est la différence entre les deux, je ne saurais le dire. Appel à tous.

Le reste de l’après-midi on se relaie au moulin à viande qui reçoit en petites bouchées tout ce qu’on ne peut pas garder pour l’hiver. C’est avec fascination que l’on voit sortir cette viande en petits andins2 tous collés les uns sur les autres. Les boyaux nettoyés à grande eau seront remplis de boudin ou de viande hachée assaisonnée en saucisse. Une bonne partie de la viande hachée sera mise de côté pour les tourtières qui seront au programme de la préparation des fêtes dès le début de décembre.

Pendant ce temps, grand-père se bat avec les abats qu’il fera bouillir longtemps dans la grande cuve du hangar. Les graisses enduites de
caustique feront le savon du pays. Le lendemain, grand-père le découpera en pains rugueux utilisés pour le massage de nos muscles et le curetage de nos épidermes. On ne connaissait pas le savon d’odeur. Maman en avait mis dans mon trousseau de toilette quand je suis parti pour le juvénat. J’aurais eu honte de me présenter au lavoir du dortoir avec un gros et infect savon du pays.

Tuer le cochon était un événement d’automne. Quand une vache ne donnait plus de lait ou était à la fin de ses jours, on faisait aussi boucherie. Mais tuer une vache ou un bœuf c’est une toute autre histoire. Ce n’est plus un rite mais un combat. Alors l’instrument principal de la boucherie c’était la masse. Il fallait souvent deux ou trois coups de masse en plein front avant que l’animal s’effondre et il lui arrivait de se relever et d’errer un temps comme un zombi. Une scène d’horreur plus qu’un rite sacrificiel.

Dans les années 35 la mode d’écorner les vaches se répandit dans les environs. Ça se faisait à l’aide de gros ciseaux à tailler les branches d’arbre. On prétendait prévenir ainsi les accidents. Et probablement pour se justifier de cette barbarie on soutenait aussi que cela ne causait pas de mal à l’animal. C’était pour son bien! Rengaine souventes fois entendue. Mais quand on a vu ces pauvres bêtes ainsi amputées de leur dignité, quand on a vu le sang gicler à plusieurs mètres de cette plaie, comme d’une dent qu’on arrache, on se pose des questions. « Ça ne leur faisait pas mal! » Mon œil! Une justification-couverture de son péché comme les feuilles qui cachaient le sexe de nos premiers parents après la chute originelle.

Régulièrement aussi on tuait des poules. On ne leur tordait pas le cou. On ne le coupait pas non plus avec une hache sur une buche comme l’exprime souvent la tradition populaire. Je n’ai jamais vu de poules courir hagardes la tête tranchée. Clément me dit qu’il en a vu mais c’était chez le voisin. Papa avait trouvé le moyen d’euthanasier les poules rapidement et sans douleur et pratiquement sans effusion de sang. À l’aide d’un petit couteau bien aiguisé, il défonçait la partie supérieure du palais et coupait la veine de tête. Une petite goutte de sang et la poule sombrait dans ses pommes pour l’éternité.

Mais c’était une boucherie qu’on avait en horreur plus que toute autre à cause des plumes qu’il revenait aux enfants d’arracher une à une. Et quand papa décidait d’en tuer une quinzaine pour les emporter au marché, c’était une corvée dans son sens « de travail pénible et rebutant » . (Cf. Petit Larousse)


Le cultivateur devait aussi pratiquer la chirurgie sur les petits cochons à émasculer avant qu’ils ne parviennent à l’âge adulte. On tenait le petit cochon à deux mains. Il criait. Deux petits coups de couteau et un peu d’huile et on les relâchait. Il chialait en courant mais il était libéré pour la vie des troubles d’une sexualité au contrôle difficile et imprévisible.

Toute cette boucherie s’accomplissait avec la régularité et la rigueur des rites saisonniers sans qu’une Brigitte Bardot ne vienne jamais les contester et sans que les bonzes de l’hygiène sécuritaire n’imposent leur protocole. En général le soin de la santé avait plutôt un caractère inconsciemment préventif. Sur la ferme on misait plus sur le développement d’un système de défense, des anticorps comme y disent, que sur une protection mur-à-mur. Ainsi, on formait des enfants forts!

Une boucherie sans violence? En tout cas plus proche de la bête, plus sensible à ses vibrations que ne le sont les aciers inoxydables des abattoirs. Et je crois qu’on était plus du parti judéo-chrétien qui considère la nature et les animaux qui la peuplent comme des cadeaux offerts à l’homme pour son bien-être et son plaisir. Pas loin non plus de la tradition grecque pour qui la finalité d’un être, sa principale raison d’être, se confond avec son destin, ce sceau de l’incontournable et arbitraire décision des dieux. C’est à choisir, le respect qui plie les genoux devant les dieux tout-puissants ou le rayonnant sourire qui élargit la face de l’homme content de recevoir son cadeau.
Quant au sort que la productivité à tout crin, le sine qua non de notre ère, fait à la nature et à ses pauvres bêtes, il me semble que cela manque un peu de classe. Cf. la dernière information sur l'origine de la grippe porcine. 1

Mais mourir c’est mourir et si je me mets sous la peau d’une bête, ce qui m’arrive souvent, il me semble que je préférerais mourir au milieu des miens en continuant de les servir et en espérant que des miettes d’éloges, qui tombent de la table des gourmets aux fins becs, viennent dorer mon auréole et en délicatesse posthume engraisser ma réputation auprès des amateurs de la bonne chair. Amen.

___________________________________

1 Les études abondent sur les conditions horribles que les porcs subissent dans ces méga-porcheries et sur l’impact dévastateur de ces fermes sur l’économie locale des petites communautés agricoles. Smithfield a dû payer une amende de 12,6 m et est actuellement sous enquête aux États-Unis pour des dommages environnementaux crées par des lacs de lisier porcin toxique(4). Plus de détails sur la grippe porcine.

2 Selon Wikipédia : L'andain est une bande continue de fourrage laissée sur le sol après le passage d'une faucheuse ou d'une andaineuse. Un certain Florian Jutras utilise exagérément le terme andain pour l'appliquer aux boudins de viande hachée qui sortent du moulin à viande. CJ____________________________________

Suite : 11 - Mémoires de bûcheron
Retour au sommaire

2 commentaires:

  1. Je veux juste te dire que je te lis. Je veux juste de lire... que je ris.

    (..) une mère toute en détente de nonchalance, c’est un spectacle à ne pas manquer.

    Ou encore.

    Lorsque le cochon fut prêt, l’eau était bouillante.

    On tenait le petit cochon à deux mains. Il criait. -- Le chirurgien criait "mon sclapel"? (Scalpel: diminutif du grand couteau iroquois.)

    ... pour les amateurs. Amen. -- La cochonne prière fut un peu longue. Le temps d'en finir s'est fait sentir. (Autre temps. >> Ronald a déjà lancé, un soir tard de sommeil, "Finissons-en zen nous mettant sous la présence de...". tu connais le refrain. Redis ça à Eddy. Il pouffe de rire à tout coup.

    RépondreSupprimer
  2. il est dommage que je ne lise pas le nom des outils utilisés comme le "gargot" pour couper le porc en deux par la colonne vertébrale .

    RépondreSupprimer

Visiteurs

Aujourd'hui