23 mai 2009

12 - Vacances à St-Cyrille de Wendover

Mes premières payes

Mes vacances d’été étaient classées avant le temps dans la case travail-famille.

D’abord une précision du vocabulaire campagnard. Faire le train chez soi ou chez Ernest Allard où j’ai tiré un minimum de 6000 vaches en trois ans, ce n’était pas travailler. C’était respirer l’air du quotidien. Faire les foins chez soi non plus. Le concept travail comportait la conjonction de trois notions :
Celle d’un ailleurs, celle d’une rémunération et aussi celle d’une tâche spéciale, occasionnelle.

Mon premier travail de vacances dura une semaine, chez un ailleurs proche, tante Lucienne, à faire les foins. J’avais probablement 9 ou 10 ans. La rémunération, 1$ pour toute la semaine, fut probablement la plus appréciée de toute ma vie. Elle n’avait pas été convenue, je l’avais espérée en écoutant chuchoter mon oncle et ma tante qui semblaient apprécier mon travail. Le montant m’avait surpris. Je n’espérais pas tant.

Je fus engagé une autre semaine dans le rang, chez Donat Lemaire. Imaginez une semaine souvent seul, à sarcler des choux-de-siam (on disait « choutiam » pour navet ou rutabaga) qui poussaient mal dans l’argile desséchée. Que les rangs étaient longs! D’autant plus longs que les terres sans accident de la plaine du lac St-Pierre semblaient les étirer jusqu’à l’horizon. Pour m’en libérer je souhaitais toutes les catastrophes. Un orage, le tonnerre, la grêle, un bœuf menaçant qui fonçait dans le champ, une noirceur subite sous l’action d’un Josué inversé… C’était si ardu et si ennuyant que ma mémoire a effacé toute dimension positive de cet engagement. J’en ai oublié le salaire qui devait être régulier, probablement cinq dollars pour la semaine. Ce cinq dollars comparé au 1$ de mon premier salaire, un gros déficit. Un cinq dollars dans le rouge.


À St-Cyrile de Wendover - Vacances de rêve

Philippe Prince, frère de mon oncle Robert qui demeurait en face dans le rang 5 de St-Cyrille de Wendover. Philippe Prince habitait avec son père Joseph et sa sœur. Monsieur Prince, le père, faisait patriarche. Il m’impressionnait beaucoup surtout quand on faisait les prières du matin, d’avant les repas et la prière du soir toujours accompagnée du chapelet récité en entier.

Là j’ai appris beaucoup de choses et j’ai passé un été très agréable.

D’abord, après plusieurs essais plus ou moins fructueux, j’ai réussi à maîtriser la levée des dents du râteau et à faire des andins dont j’étais fier. Qu’ils soient croches ou droits Philippe riait dans sa barbe en les observant. J’ai toujours été sensible à la sympathie qui émanait de son regard. Et il ne me criait jamais « après » sic. Leur râteau était plus gros que le nôtre. Plus gros signifiait principalement que le siège était plus haut et qu’il me fallait descendre du siège, me tenir en équilibre sur un pied pour pouvoir de l’autre déclencher le levier qui actionnait la levée des dents du râteau. Facile à dire. À vaincre sans péril on triomphe sans gloire. J’étais content de moi.

Le lait était comme partout principalement destiné à la fromagerie du rang, Cependant il y avait une écrémeuse chez les Prince. Voir et faire fonctionner cet appareil était déjà une mystification. De tradition la famille Prince fabriquait son beurre et en vendait à une clientèle acquise des environs. On leur livrait aussi de la crème. Un petit bidon de crème fraîche qu’on tire du puits et dans lequel on trempe son index pour le lécher. C’est divin!.

Réal, un cousin et un ami qui donne saveur au pays

Puis j’avais un ami, à moi tout seul. C’était Réal mon cousin du même âge que moi. Après la journée de travail, parfois après le souper et les fins de semaine, je montais au village où il habitait près de l’église. Son père était bedeau.

Deux petits gars en promotion de liberté qui ont tout le temps de conjuguer leur génie propre ça crée des merveilles de liens et de souvenirs. On allait là où le vent nous poussait, on courait, on allait placoter un instant avec les vieux du village qui avaient chacun une curiosité à retenir notre attention, à la gare, on était les premiers à voir arriver les « gros chars » à prévoir leur cri, à saluer le chef de gare.

À l’occasion il y avait aussi des filles mais elles n’étaient pas vraiment dans notre cible. Cet ailleurs était fort différent de mes quotidiens au rang St-Alexandre. Sentir un soi non grignoté par un nous omniprésent, nourrir des pensées nouvelles et surtout goûter au plaisir d’organiser son temps, ses allées et venues dans un cadre somme toute assez lâche et sans avoir à se justifier devant qui que ce soit, c’était une atmosphère nouvelle qui me convenait très bien.

De plus le travail rythmé par la température et les urgences de la saison me laissait beaucoup de temps libre. Alors j’étais seul. Ce que je n’avais jamais vraiment expérimenté. Il suffisait que la solitude ait le temps de prendre son air d’aller pour que tous les neurones se mettent en marche et inventent des mondes, créent des habiletés les plus inédites, gonflent les émotions au point d’envol. Je ne saurais dire ce que j’ai imaginé, visualisé, compris, créé pendant ces moments mais comme des muscles se sentent bien au repos après un bon moment d’exercice, ainsi après ces moments de solitude je me sentais revigoré, en paix, dynamisé et prêt à partir à la conquête de tous les horizons.

Premier voyage en « gros chars »(*)

Nous avions Réal et moi un oncle nommé Lucien, frère de nos mères respectives. Il habitait à
St-Hyacinthe et avait à peine trois ans de plus que nous. Un bon dimanche après une visite de ma grand-mère Houle et probablement de mes parents chez l’oncle Robert à St-Cyrille il avait été planifié que dès le lundi matin nous partirions Réal et moi, tout seuls, par les « gros chars » pour aller passer une semaine à St-Hyacinthe.

Ce matin-là, il était plus majestueux que jamais. Il avait sifflé comme convenu. La vapeur sortait de ses entrailles, il piaffait comme un cheval en impatience de rentrer au bercail. Je ne me souviens même pas qui nous avait accompagnés et quel bagage nous portions. Il n’y avait que nous et lui, le train, notre train.

Les arrêts en cour de route oubliés aussi. Notre seul monde qui excluait tous les autres mondes de la galaxie, c’était « notre » train. Il y avait de la place, nous essayions tous les bancs et visitions les autres compartiments. Bonhomme, le préposé aux billets se montra tolérant devant notre fébrilité. Probablement un rappel de son enfance. Il y avait le train et nous et aussi le paysage. Pas un paysage nommé mais des poteaux, des arbres, des maisons qui couraient à une vitesse folle devant notre fenêtre.

Il y avait aussi une surprise, un air de ville qui au fond de notre poche attendait son moment. On nous avait donné à chacun cinq sous pour nous acheter une « liqueur ». Je me souviendrai toujours de la première eau gazeuse que j’aie bue de ma vie. C’était une Hires. Son petit goût de réglisse, sa couleur de coca, la forme de la bouteille qui gardait ma main au froid. Nous l’avons bue à petites gorgées, comparant ce qui en restait à chacun après chaque mini-gorgée. Cette première saveur de ville recelait en germes d’éternité des soifs de la vie en ville et de tout ce qu’elle peut offrir.

Grand-mère Odélie et Lucien étaient sur le quai à nous attendre. Les deux grandes mystifications de cette semaine furent la ville et le patro. La vie en ville qu’y avait-il de mieux! Pas de poussière, des rues propres, des trottoirs sur lesquels on pouvait courir sans risquer de s’engluer à tout moment un pied dans une bouse, tout un monde de magasins si alléchants tout près de la maison, de sites inconnus, des personnages figés dans la pierre.
Tout près, grande mystification, il y avait des sœurs qui ne parlaient jamais.

Prédestination, l’année de ma naissance en 1929 les Frères du Sacré-Cœur avaient fondé à St-Hyacinthe l’Académie St-Dominique)(**)

Lucien passait ses après-midi au patro. Le patro, une espèce de camp de jour pour jeunes, était organisé par les Frères de St-Vincent de Paul qui étaient installés à St-Hyacinthe depuis 1905. .On y initiait les garçons à toutes sortes de sports et de loisirs. Lucien nous racontait à chaque soir les histoires qu’un certain Père leur contait en les faisant vibrer de toutes les peurs de leurs entrailles. Cette vie en ville comportant des activités toutes plus intéressantes les unes que les autres m’apparut comme le summum de l’existence.

Mais quand une après-midi nous étions allés saluer grand-père Adélard qui assis sur un tas de pierre, muni d’un marteau devait casser des cailloux à paver les rues de la ville, je fus un peu triste et déçu. J’aimais bien aussi cet autre grand-père que je voyais toujours vêtu en dimanche lorsqu’il venait nous voir et que j’imaginais chanceux d’être riche et de pouvoir vivre en ville.

Je ne connaissais pas son histoire d’exilé du rang Sept de St-Cyrille, victime de la grande dépression et je n’avais pas idée de l’extrême pauvreté à laquelle le condamnait le secours direct qui l’avait pris en charge. La ville, en ce temps avait aussi un visage de misère que je ne soupçonnait pas. Une misère silencieuse avec une doublure de honte,

Le séjour à St-Hyacinthe ne dura qu’une semaine mais dans mes souvenirs il prit l’espace d’un grand désir, celui d’’une éternité de bien-être.

Ma première crème glacée

Par un ardent après-midi du mois de juillet je fus invité à traverser en face chez mon oncle Robert et tante Rose qui, avec leurs enfants Gérald et Jocelyne, entouraient une mystérieuse machine. Une espèce de barillet dont le couvercle était muni d’une manivelle qui actionnait des balais de métal dans un bocal de fer blanc.
Une madame Janelle, qui habitait la prestigieuse maison de brique rouge au haut de la côte du rang cinq, assistait tante Rose dans le maniement de cette prestigieuse machine à délices. Pour moi cette machine venait comme d’un autre monde, au-delà du monde de pauvreté qui nous était familier. Et pendant qu’on actionnait fébrilement la machine sacrée j’ai vécu un instant de panique, celui qu’ont dû éprouver tant de gens à enfreindre des tabous séculaires ou à poser les gestes réservés à une autre classe. pas alors la crème glacée, je n’en avais probablement jamais entendu parler.
En hiver, lors du mariage de tante Alice, maman avait bien écrémé les plats de lait pour faire de cette crème gelée le dessert des noces. Cependant, se rassembler un après-midi de semaine près d’une machine mystérieuse qui produisait en plein été une friandise glacée avait quelque chose de terrifiant. C’était comme manger de la viande un vendredi ou boire avant d’aller communier ou acheter des bonbons au magasin pour s’empiffrer à la sauvette.

Quand après un certain temps, que j’ai trouvé très long, la crème fut prête, on nous en a servi copieusement. La générosité de tante Rose et son désir de combler nos avidités enfantines exigeaient qu’on en prenne et qu’on en reprenne jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. Malgré le sentiment que je commettais une espèce de sacrilège j’en ai pris et repris laissant pleine foulée à mon péché de gourmandise. La crème froide et sucrée fondait dans la bouche et procurait une satisfaction inconnue. Toutes mes appréhensions ont alors aussi fondu très rapidement laissant la place à l’émerveillement, ouvrant mes neurones et tout mon être à l’accueil sans réticence de tout ce qui est nouveau.

La crème glacée de tante Rose m’a armé pour affronter dans le siècle où nous devions vivre toutes sortes de renouveaux : apprivoisement de mécaniques multiples et complexes, renouvellement des pensées et des habitudes, dépassement de nombreux tabous qui encombraient notre existence, éveil à un monde tout plein de saveurs et de richesses.

Et aujourd’hui, comme bien souvent dans ma vie, quand je suis devant une nouvelle technique ou une nouvelle idée ou une façon de faire différente, grâce à ma première crème glacée chez tante Rose, il me revient à la bouche et à l’esprit cette même saveur qui colore toute nouveauté d’une enveloppe de sympathie et qui me la rend de prime abord agréable et bonne à goûter.

La fin des vacances arriva. Mes parents vinrent me chercher un dimanche au soir. Après le souper Réal et moi avons fait les fous dans la balançoire comme jamais. Une gaîté à l’emporte-pièce, comme un chant du cygne qui condense en quelques instants la densité d’une amitié que toute une vie ne serait pas parvenue à épuiser.

Le lendemain je connus le plus intense brouillard de mon existence. Je traînais les pieds, je ne voyais plus le soleil percer les fentes des jalousies, je n’avais pas faim ni soif. "Qu’as-tu, me dit maman, es-tu malade?" -"Non je ne sais pas."
J’avais le mal du pays ou celui du temps qui a passé.

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(*) Nous utilisions couramment l’expression « gros chars » pour désigner le train. En1958 en visite à Notre-Dame de Fourvières à Lyon après la messe. le Mgr officiant s’arrêta à notre banc (nous étions six Frères du Sacré-Cœur en voyage vers Rome). Il nous demanda en riant si nous étions venus par les « gros chars ».


(**) St-Hyacinthe est réputée pour avoir été la ville la plus religieuse du Québec De 1858 à1940 pas moins de 6 congrégations de religieuses s’y sont installées et quatre communautés de religieux dont les Frères du Sacré-Cœur. St-Hyacinthe est aussi célèbre par le nombre d’incendies qui ont ravagé d’importantes institutions et des quartiers entiers de la ville.

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