18 juin 2009

16 - La distribution des prix

"C’était le mercredi 24 juin 1942. Le soleil était radieux. On avait mené le lait plus tôt à la fromagerie. Il y avait de la fébrilité dans l’air. Celle des grands jours qui allonge le cocorico des coqs, la gravité des meuglements des jeunes veaux le cou étiré au dessus de la clôture, la vélocité des mouches tournant autour des bidons à lait, la sonorité des lignes téléphoniques qui montent la garde du rang. Bref l’inhabituel avait pris les commandes du temps.

Vers huit heures, en route vers l’école. nous fleurissions de nos costumes du dimanche le rang St-Alexandre, les filles portant leurs plus belles robes et nous, les garçons, portant des costumes bizarres ou trop petits (ou) dont les manches dépassaient les poignets, comme si les garçons grandissaient de façon plus désordonnée que les filles.

On avait tassé les bancs chez les petits de façon à pouvoir y loger les grands qui occupaient habituellement le haut de l’école. Nous voilà, sages comme des images, entassés au premier plancher. Nous attendons, impatien
ts.

La maîtresse des grands, la nôtre, est aux commandes. Pour la deuxième fois, qui nous semble la millième, elle nous répète ses consignes :

- «On se lève tous ensemble dès qu’ils mettent le pied dans l’école, on se tient droit.
- Je serai placée à droite et au signal de la tête on dit tous ensemble : ‘Bonjour Monsieur le curé, Bonjour messieurs les commissaires’ »
- On ne s’assoit pas avant eux.

- Si Monsieur le Curé vous interroge vous répondez par des phrases complètes en ajoutant ‘Monsieur le Curé’

- Vous avez bien compris? » -

- « Oui mademoiselle »

Cette année-là, à la fin de la septième c’était Antoinette, ma future tante, qui nous enseignait. Je la trouvais fine et sereine. Je crois que c’était sa sœur Flore qui avait la charge des petits. L’attente de cette visite importante les rendait aussi impatientes et nerveuses que nous. Attendre
des commissaires qui ne viennent pas alors qu’on est tout endimanché et qu’on ne peut rien faire, c’est long, très long!

Sur un
e table, du côté droit de l’estrade qu’occupera Monsieur le Curé, s’alignent les prix qui seront distribués comme à l’accoutumée en ce jour de la Saint-Jean. Des images saintes, des médailles avec chaînettes, de petits cadres vitrés appuyés sur le repli de leur dos cartonné, des chapelets et, attraction suprême, quelques volumes rouges à tranche dorée qui relatent la vie de saintes ou de saints inconnus.

Les prix d’assiduité, tous semblables, attribués à ceux ou à celles qui n’ont manqué aucune journée d’école sauf par maladie confirmée par un billet des parents. Tous les écoliers de la famille, sauf de rares exceptions, se méritaient le prix d’assiduité. Il en était de même de la plupart des autres familles animées d’une même compétitivité silencieuse et déterminée.

Il y a un prix d’excellence. Le plus prestigieux, récompensant le premier de chaque degré.

Puis il y a des prix de Bon Mérite attribué à ceux ou à celles qui se sont signalés dans l’une des matières au programme soit en arithmétique, en français, en histoire ou en géographie.

Assis sur les bancs, en silence, on se regarde, on rit sous cape, on bouge, ne sachant pas trop comment se tenir.

Honneur de marque, Marie-Paule a été désignée pour guetter sur le perron, la venue dans le rang, des dignitaires attendus.

Un buggy à deux sièges occupé par Monsieur le Curé Tétreau et trois commissaires, ça ne passe pas inaperçu. Ça soulève une poussière spéciale. Après un moment de suspense à la Hitchcock, notre vigie voit la nuée grise s’élever dans le rang, à la hauteur de chez Ernest Allard. Elle le signale. Le rite programmé s’enclenche.

Mademoiselle Antoinette se rend sur le perron accueillir les dignitaires. Droite, figée comme une statue, mademoiselle Flore, monte la garde à l’intérieur. On attend que les dignitaires enlèvent leur ciré qui protège de la poussière leurs habits du dimanche. La jument attachée, les quatre, solennels comme des Saint-Sacrement, s’alignent en procession pour une remarquable entrée.

Le premier bruit de pas sur le perron a l’effet d’un coup de canon, les élèves des deux classes se dressent au garde-à-vous.

Monsieur le Curé Tétreau, le torse légèrement penché vers l’arrière pour équilibrer son proéminent bedon, la soutane impeccablement noire, attachée de haut en bas par un infinité de petits boutons recouverts du même tissu, l’échancrure au collet laissant paraître le blanc immaculé du collet romain, ce curé aux tempes grisonnantes dont le large ceinturon ne porte pas encore la marque mauve-violet de la distinction, s’avance, bonhomme, suivi des commissaires, ces bons habitants qui ont de la difficulté à cacher leur malaise.

Bonjour les petits enfants! Qui fêtons-nous aujourd’hui?

Un silence, comme un temps de standardiste qui doit brancher une ligne, précède un vibrant « Bonjour Monsieur le Curé, Bonjour Messieurs les Commissaires! » qui retentit dans toute l’école.

Les maîtresses sont fières, les enfants sont droits comme des chandelles, monsieur le curé affiche une bonhommie de Père Noël. Il en oublie sa question d’introduction. Une chance! La réponse aurait mis tout le monde mal à l’aise. On la savait la réponse mais la question n’ayant pas été programmée, on aurait pu s’attendre à tout sauf à un rappel de la Saint-Jean, jour consacré à la distribution des prix et, ce qu’on ignorait, à la fête des Canadiens-français.

Le temps d’un Pater, d’un Ave, sans oublier le Gloire soit au Père

, et tout le monde s’asseoit, sauf les deux maîtresses qui demeurent debout en avant, de chaque côté de l’estrade,

Monsieur le Curé, comme un général qui passe ses troupes en revue, questionne :

« Qui a créé le ciel et la terre? »
« C’est Dieu qui a créé le ciel et la terre, Monsieur le Curé »

Récitez-moi le Pater Noster. Et toute la classe, avec un accent pas très canonique, récite « Pater noster qui est in coelis… » jusqu’au « Ainsi soit-il » Les plus petits remuent les lèvres sans émettre aucun son.

Puis, à la commande du général, répétée par la maîtresse, chacun prend sa plume, la plonge dans l’encrier tout en tenant le papier buvard à la portée de la main. On écrit avec application la dictée donnée par Monsieur le Curé. Tout en dictant, il se lève, se promène dans les allées, juge l’application des enfants, les intimide quand il frôle leur banc. Les deux institutrices, chacune pour les siens, répètent les bouts de phrase dictés prenant soin de bien ponctuer les liaisons. La tension est forte, l’application dense, l’énervement volatile.

Puis, la grande crainte d’être désigné par son nom couvre toute la classe de frissons.

Tiens, toi, Françoise, ta mère se porte-elle bien? » « Oui Monsieur le Curé » - Qui a découvert l’Amérique?- Christophe Colomb de répondre Françoise un peu hésitante.
Quelqu’un peut-il me dire en quelle année Christophe Colomb a découvert l’Amérique? Plusieurs mains se lèvent. Le petit Jacques en avant, deuxième année, n’a pas levé la main.

« Et toi mon p’tit gars, comment t’appelles-tu? » « Jacques Me-me–sieur le-curé » - « Jacques qui? » - « Courchesne » « Ton père s’appelle Ephrem? Ah oui! Je le connais bien. Étudie et tu deviendras grand et fort comme ton père ».

« Et tu ne sais pas quand Christophe Colomb a découvert l’Amérique? »

L’institutrice de Jacques se porte aussitôt à sa défense. «Monsieur le Curé, Jacques n’est qu’en deuxième année, l’histoire du Canada n’est pas au programme pour eux. » - « Ah bon! »

Le pire, ce sont les questions de calcul mental. Désigné, je me lève. Tout le monde retient son souffle jusqu’à ce que la réponse sorte. Je m’en tire bien. On n’applaudissait pas dans le temps mais si la classe avait été un ballon, la réponse déclarée bonne l’eut gonflé d’un seul souffle.

L’examen dura bien une bonne demi-heure. Puis, Monsieur le Curé adressa des félicitations aux institutrices pour la bonne tenue de la classe et des enfants et nous recommanda de bien apprendre nos prières et de les réciter régulièrement soir et matin.

Tous les élèves eurent des prix remis personnellement par Monsieur le Curé. Plusieurs en avaient deux ou trois. Une fois rapportés à la maison, les prix, quels qu’ils soient, peu importe leur couleur ou leur apparence, déclencheraient des Oh! admiratifs conventionnels qui se répéteraient chaque fois qu’on les exhiberait devant la visite. Susciter une admiration conventionnelle et gonfler l’ego de ces néophytes de la connaissance, telles étaient les principales fonctions des prix de fin d’année.

Je reçus le beau livre à couverture rouge que je reluqua
is. Je ne puis dire de quel saint il racontait la vie. Je me souviens même m’être endormi dans le grenier en tâchant de le lire un jour de pluie. L’important, c’était qu’il s’agissait d’un prix qui sortait de l’ordinaire. Il gonfla mon ego. J’étais prêt à entreprendre avec enthousiasme une nouvelle année scolaire à l’automne. Ce devait être ma dernière à St-Zéphirin.

Il était 10h30 quand tout fut fini. Le temps de retourner à la maison, de nous changer et de partir à la cueillette des fraises des champs. Maman en ferait deux grands plats de mousse aux fraises qui, comme un ruban d’honneur, ouvriraient les vacances.

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Petite école de St-Alexandre
Brillante étoile
Au ciel de mon enfance
Celle qui me guide
Comme les mages
Dans mes quêtes de messie.

L’ardoise grise
Reçoit en grinçant
Les premières lettres
Qu’on efface prestement
Pour les reprendre indéfiniment

Écriture vacillante
Qu’on montre avec fierté
Ornée d’un petit ange joufflu
Qui dore son application

L’encre bleu-indigo
Macule la page et les doigts
Qu’on apprivoise
À faire des devoirs alignés
À décoder les embryons
D’un savant savoir

Alignement des mains
Derrière le dos
Pour la récitation
Qui couronnera d’or
Un champion
Aux jeux de la mémoire du temps
Des mots et des continents

Phrases détachées
Bourrées de pièges,
Répétées plus de deux fois
En dictée quotidiennement

Colonnes de chiffres
Qu’on aligne
Comme des gendarmes
Avant de les multiplier
Ou de les diviser
En bataillons de la victoire.

Cloche qui sonne la rentrée
Silence feutré des chuchotements
Martèlement des pas
Dans l’escalier
Qui grimpe au savoir
Des grands

Paroles des regards moqueurs
Qui flairent la réprimande
Modulation des ondes
Qui nouent les complicités
Devant les fiefs à protéger

Gestes endimanchés
Politesses déclamées
Hauts personnages policés
Au carrousel de fin d’année
Pour la distribution
Des prix d’assiduité
Et de haut mérite

Petite école de mon enfance
Pierre de voûte
De mes apprentissages
Énergie d’une jeunesse
Qui fleurit les souvenirs
Et la mémoire des ans.
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Références et documents sur l'école du rang


Références déjà publiées:`


L'école de rang

L'école de rang - Historique


École et élèves du rang St-Alexandre

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1 commentaire:

  1. Pierrette me racontait qu'à l'époque (années 1960) où elle enseignait dans une école primaire à Montréal-Nord, les enseignantes se donnaient le mot pour qu'une telle distribution de prix ait lieu à la fin de l'année 'pour faire plaisir aux enfants et voir la joie dans leurs yeux'. Un chèque de paie complet y passait...

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