4 juil. 2009

18 - Août le mois des bleuets

La pluie tombe drue. Elle tambourine sur le toit de la vieille grange où nous nous sommes réfugiés. Papa est assis sur une vailloche de foin. Il jette de temps en temps un coup d’œil dehors, par une planche manquante au lambris de la remise qui nous sert d’abri. « Dans quinze minutes, déclare-t-il, le soleil va se montrer » Papa ne portait jamais de montre, mais il savait lire le ciel et, à cinq minutes près, il pouvait dire l’heure.

Yolande, 12 ans, se tient près de papa. Paul-Émile est resté à la maison avec maman. Moi, je suis grimpé à l’échelle clouée au mur de la tasserie, vide. Laurent et Berchmans guettent les criquets sur le fond de paille laissé par la récolte de l’année précédente. Dans les bras de papa, Claire, six ans, lui joue dans les cheveux.

À neuf heures le matin, nous étions partis tous les six dans la petite Durand bleue que mon père avait achetée l’année précédente, en échange de la Grand Page vert-olive aux sièges de velours. Nous étions au début d’août, le mois des bleuets.

Quinze minutes, c’est long surtout quand ça fait plus d’une heure qu’on attend.

On parlait au village de bonnes talles de gros bleuets, au centre de la savane, que nous atteignions par une petite route de terre qui aboutait le côté gauche (est) du Grand rang. À peine avions-nous laissé le rang St-Pierre, qu’une pluie nous mitraille comme d’une volée de clous. Une vieille grange à droite de la route, à demi cachée par des touffes d’arbustes, nous attend. En fait, je n’ai jamais été aux bleuets sans avoir essuyé une ondée ou deux.

Comme prévu, le soleil se montre enfin. Branle-bas de combat. La talle est repérée, les récipients sortis de l’auto; on se les attache à la ceinture. Une grande chaudière à lait pour papa, deux chaudières à beurre de « peanut » pour Yolande et moi et des casseaux à tomates pour les trois autres.

Les recommandations. :
« Quand on ne se voit plus on crie et on se répond. - Si vous trouvez une bonne talle vous le dites. » Il arrivait souvent qu’on se perde en allant aux bleuets. « Surtout, ramassez-les ‘net’ ».

Je pars avec Laurent et Berchmans. Nous cheminons le long de la clôture de perches. Nous foulons un sol spongieux, comme si c’était un nuage. L’eau perce la mousse sous nos pas. Aux endroits plus secs, se dressent de petits plants chétifs, portant de petits bleuets bleu-pâle. Jouant à la fine gueule, on goûte, nos lèvres épousent les commissures de moue propres aux connaisseurs. On n’est pas nés pour ce petit pain! On avance toujours. Sur un petit monticule, des arbustes plus hauts attirent nos regards qui sont suivis de nos pas.

Là, c’est l’orgie, de grosses grappes de bleuets bleu-noir. À pleines poignées on se gave de ces saveurs d’août perlées avant d’en couvrir le fond de nos récipients. Avec force renfort, on claironne notre découverte.

« Hé. pôpa, une bonne talle par icitte ».
Le vent ne porte pas nos voix. On fait des signes. Finalement, Claire et Yolande viennent nous rejoindre en courant, suivies de papa. Les exclamations fusent à chaque arrivant et se répètent chaque fois qu’on croit avoir trouvé le plus gros bleuet. On cherche toujours le bleuet-citrouille!

La chaudière de papa est vite remplie. C’est un tous pour un. Il va l’échanger pour deux seaux vides qui, en moins d’une heure, connaîtront le même succès. Quand on vide nos récipients dans la chaudière à papa, il nous répète ses recommandations, nous encourageant à ramasser ‘net’. « I faut pas qu’il y ait de branches ni de feuilles. Les bleuets verts, laissez-les là ».

Laurent se vante d’avoir rempli son bocal avant Berchmans.

Berchmans, en philosophe qui prend le temps de savourer le temps, rétorque en disant qu’il les ramasse ‘net’ , LUI.

Maman nous a préparé des beurrées à la mélasse et aux cretons. On a aussi du fromage en crottes et chacun a une pomme, les nouvelles cueillies du verger. On mange sans vraiment arrêter de cueillir.

Tout à coup, des pleurs à fendre le ciel. C’est Claire qui vient de se faire piquer par un bourdon. Papa accourt, il arrache de la mousse humide, frotte légèrement la piqûre. La mousse produit un effet instantané. Les pleurs sèchent, le point d’impact disparaît, les bleuets tombent à nouveau dans les bocaux déjà à moitié pleins pour la finale.

Tannés, Laurent et Berchmans se chamaillent en courant dans le champ. Papa les ramène à l’ordre. « Si vous ne voulez plus en ramasser, allez vous assire dans l’auto. »


Une petite ondée de cinq minutes nous surprend avant qu’on ait fini. On se courbe en deux pour protéger du mieux qu’on peut les bleuets ramassés. Puis, le soleil revient plus chaud. « À trois heures et demie, estime papa, nos cinq chaudières seront pleines, chacun n’a qu’à finir son bocal et on part.

Au retour, nous trois en arrière, on se chamaille, on rit pour des riens, papa ne dit rien. Un plein contentement lui arrondit la figure. On est fatigués mais contents.

Maman sort sur le perron pour nous accueillir. Elle ne tarit pas d’exclamations. Puis la réalité réclame ses droits. « Vite Florian et Laurent, c’est le temps de partir pour tirer vos vaches chez Ernest Allard ».

Au souper, on mangera de pleins bols de bleuets noyés dans du lait chaud, entre des croûtons de pain, le tout saupoudré de sucre d’érable. C’est le « mietton » (*) traditionnel qui ne laisse personne indifférent.

Et le lendemain matin, il y aura des crêpes aux bleuets et le midi, l’inégalable pudding aux bleuets. Sous sa pâte dorée, moelleuse comme une éponge, le sang, rouge-bleu-violet des bleuets immolés sur l’autel de notre gourmandise, nous remplit de promesses de rédemption. Et, chaque dimanche midi, une généreuse tarte aux bleuets rappellera nos exploits. La prolifération a bien meilleur goût!

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(*) Mietton Mets composé de croûton de pain, de lait, de sucre et de petits fruits qu’on avait l’habitude de manger après une cueillette de petits fruits, fraises, framboises et surtout bleuets. Cf. La recette de mietton

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La triée
Après le souper, la vaisselle lavée, essuyée et rangée, on s’installe tous, du plus grand au plus petit, autour de la table de cuisine, pour le tri de la cueillette du jour. Il faut enlever les bleuets verts, les pourris, les branches, les feuilles, enfin tout ce qui n’est pas bleuet bien mûr, prêt à manger ou à cuire.

Papa installe son madrier de deux pouces à un bout de la table, sous les pattes, de façon à créer un plan incliné sur lequel les bleuets pourront rouler allègrement.

Les enfants, assis aux côtés de la table, ont la mission de ramasser tout ce qui n’est pas bleuet mûr ferme et dodu.

Papa et maman, à l’autre bout de la table, munis d’une règle, dirigent lentement les bleuets, tout en faisant un dernier tri, vers les plats qu’ils tiennent sur leurs genoux.

Quand on commence une nouvelle chaudiérée, il y en a toujours un qui dit : « Ah! ça ce sont les bleuets de papa!, c’est plein de feuilles, de branches et de bleuets verts. » Les cordonniers sont toujours mal chaussés!

Pendant le tri, qui pouvait durer près de deux heures, on placote et on s’étrive. Immanquablement et subitement, sans avertissement, quelqu’un quitte rapidement la table et ne revient, un peu gêné, qu’au bout de plusieurs minutes.

On se sourit sous cape car chacun sait ce qui vient d’arriver. Il fallait par une visite aux toilettes payer le tribut pour sa gourmandise. « Ça presse » était l’expression consacrée pour qualifier cette honte.

Le tout terminé, il fallait naturellement réciter le chapelet comme si les bleuets ne pouvaient suppléer aux grains du chapelet. C’est qu’ils n’avaient pas été bénits!

Ces bleuets seraient d’abord consommés à satiété, comme le dessert de la saison. Ayant conservé les réserves dans la cave de la grand-maison, qui était plus fraîche, à la fin du mois on organisait une corvée de cannage de bleuets. Maman avait aussi préparé plusieurs pots de confitures qu’elle gardait pour la grand-visite.

Clément raconte qu’ils étaient une fois revenus d’une cueillette avec 21 chaudières à lait, remplies à ras-bord. À cette époque, il arrivait souvent que le surplus des bleuets fût réparti en petits paniers qui étaient vendus 1$ aux portes des résidents de Drummondville ou de Nicolet ou au marché.

La cueillette des bleuets était une activité familiale qui revenait, bon an mal an, deux ou trois fois au milieu d’août. On y participait avec entrain. Papa en était toujours l’instigateur.

Je me souviens même de l’avoir accompagné, à son invitation, alors qu’il était âgé de plus de quatre-vingts ans et qu’il croulait sous les rhumatismes. Un moment, je le perds de vue. J’imagine tout et le pire. Je crie, pas de réponse. Effarouché, je me promène en tous sens dans le bois. Toujours pas de réponse. Je reconnais à peine les endroits où nous étions passés. Je ne sais plus que faire. Moi aussi je me serais donc perdu?

Un léger bruissement de feuilles derrière moi. Je me retourne. Il est là, tout sourire. D’un air innocent à « fesser d’dans » il me demande : « As-tu fini de remplir ta chaudière » Il arborait un sourire narquois plein de sous-entendus. Je l’aurais battu! Le pays des bleuets, il le connaissait comme le fond de sa poche. Pas moi!

L’esprit de famille
Autant le bleuet était, pour l’organisme, un puissant laxatif qui purgeait des scories accumulées, autant il était, pour l’esprit de famille un puissant coagulant.

L’esprit de famille? En communauté, l’esprit de famille, c’était un impératif. Il fallait l’avoir. On avait beau chercher sous les meubles de nos méninges, pas d’esprit de famille. Ce qui importait c’était l’étiquette. Il fallait l’avoir pour la poser un peu sur tout. Sur les jugements des actions collectives ou individuelles, sur les biens à conserver ou à acquérir, sur la morale à proposer aux nouveau-nés ou aux futurs profès…

Autour de la table de tri, on se foutait de l’esprit de famille. Ce n’était ni un outil, ni un argument à faire le tri. On ne le jaugeait pas non plus au nombre de bleuets ramassés, on ne l’épinglait pas à chaque mois d’août au tableau d’honneur de nos cueillettes : « Voici notre esprit de famille, triée 1941 »…

On était bien ensemble! C’était notre esprit de famille. Le projet d’aller aux bleuets _ ralliait. La cueillette coordonnait les énergies. Le retour, une voie triomphale. La triée, un party de fin de campagne électorale.

L’esprit de famille, notre sang familial. Le bleuet, l’un des coagulants qui l’empêchait de se répandre futilement ou de se concentrer en vendetta. Le mois d’août, un temps où le bleuet, comme un champagne, mousse l’esprit de famille.

On avait souvent d’autres bons moments ensemble. Notre solidarité s’exprimait en toutes sortes d’occasions des plus pénibles aux plus heureuses, des plus tristes aux plus joyeuses.

On était bien ensemble et bien noués les uns aux autres. Même si on ne savait pas que ça s’appelait l’esprit de famille.

Il vaut mieux éprouver la componction que d’en savoir la définition, dit l’Imitation de Jésus-Christ!
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