18 juil. 2009

20 - Autonomie et délinquance

Tout jeune, je fis l'apprentissage de l'autonomie et, en alternance, celui de la délinquance.

Ma première pêche - une première dans la quête de l'autonomie

Ma première pêche à la petite rivière du rang St-François occupe les premiers rangs au palmarès des bons souvenirs!

« M’man! (je minaude…) on aimerait ça aller à la pêche ».
« Demande à ton père »

On s’attendait à une remise aux calendes grecques, justifiée par une kyrielle de bonnes raisons.


« Avez-vous des cannes à pêche? nous demande-t-il aussitôt, venez, j’vas vous arranger ça. »

Nos yeux s’agrandissent comme un appétit à la vue d’un bon plat.

Le temps d’un souffle, quatre

harts de cerisier sont coupées, la corde de magasin y est enroulée à leur sommet, rattachée à un bouchon de liège qui servira de flotteur et, au bout de chaque ligne, tout juste avant le boulon qui servira de lest, deux hameçons tout neufs.

Je nous revois sur la route, trois bambins, (j’ai huit ou neuf ans, les autres sont plus jeunes) nos cannes à pêche sur l’épaule gauche, un bocal à tomates débordant de vers grouillants à la main droite. Nous avons embrayé en marche rapide, deux foulées de course, un pas de marche, en pleine jouissance d’une liberté nouvelle.

Papa qui nous regarde, on l’a vu du coin de l’œil, est fier de nous, ses épaules nous le disent. Enjoué, il nous crie : « Si vous avez trop de poissons où s’ils sont trop gros, laissez-les là on ira les q’ri (*) en wâguine ».

On n’a pas le temps de répondre, la pêche miraculeuse ne peut attendre.

Ce jour-là, j’ai collé une grosse étoile au curriculum de vie de papa. La plus belle image que j’aie gardée de lui.

À cette époque, le printemps surtout, l’Action catholique, quotidien de Québec que nous achetions parfois le dimanche, publiait, dans la page des mots croisés et des bandes dessinées, un calendrier où chaque jour était représenté par un poisson. Quand la pêche s
’avérait très bonne, tout le poisson était noirci et si, selon les fluctuations des énergies lunaires, on estimait que la pêche ne serait pas bonne, seul un petit bout de queue était noir.

Ce vendredi-là, un mince trait noir marquait la queue du poisson indicateur. Le plus faible indice qui soit. Je me souviens que c’était un vendredi car, miné depuis longtemps par le désir d’aller à la pêche, j’allais zieuter régulièrement ce diagramme amusant. Je revois ce poisson fiché à la colonne du vendredi, à peine frétillant de la queue, tout blanchi par la disette qu’il annonçait. La décision d’aller à la pêche cette après-midi-là s’est enclenchée si rapidement que je n’ai pas même pensé de farfiner sur ce jour au poisson maigre.

L’aller, un vol plané comme sur des nuages, nos ailes toutes gonflées de grandes espérances. Puis, le temps s’est aplati. Nous n’avions d’yeux que pour notre bouchon de liège et jamais il ne calait. Les excuses ne suffisaient pas à nous remonter le moral. Nous avons tout essayé, changer de place, changer de ver, allonger ou raccourcir la corde entre le bouchon et l’hameçon… rien n’y faisait. Minuté au ras de notre déception, le temps était devenu lourd.

Tout à coup, un cri de Laurent : « Viens vite, ça mord »

Faux espoir qui se meut en déception. Ce n’était qu’une branche qui avait fait à sa ligne l’insulte suprême de l’accrocher.

Comme le héron de Lafontaine, nous avons marché longtemps sans qu’aucun signe venu de la rivière n’aiguise ou n’apaise l’appétit de nos espoirs. Il m’a semblé que nous étions arrivés au bout du monde, presque à la source de la Petite Rivière du Rang St-François. Plus loin encore, un groupe de jeunes qu’on ne connaît pas, ne pêchent pas. Ils savent peut-être qu’aujourd’hui, à cause du poisson-thermomètre de l'Action catholique , ça ne doit pas mordre. On dirait qu’ils fument. On ne s’en occupe pas. Berchmans est tanné. Il veut qu’on s’en aille. Un dernier coup! dis-je.. Il y a un arbre renversé qui montre toutes ses racines. En tombant il a creusé un trou dans la rivière. Sûrement un bon nid à poissons!

Je tends ma ligne. Trois longues secondes comme les autres, le bouchon
reste immobile. Puis, un tout petit coup, puis deux, puis trois et le bouchon s’enfonce sous l’onde. Je tire de toutes mes forces. Le plus beau poisson de ma vie s’en va atterrir sur l’herbe, juste à côté de l’orme renversé. Qu’il est gros! Il grossit en même temps que s’amenuisent mes étalons de mesure. Il doit bien faire près de deux pieds, et peser une dizaine de livres!...

Du même coup, j’ai dû accrocher le soleil à ma ligne puisqu’il est soudainement réapparu dans notre paysage. Il y demeurera toujours accroché car un tel souvenir ne peut se passer de soleil.

Nous sommes revenus à la maison encore plus rapidement que nous l’avions quittée quelques heures plus tôt. Dès la petite équerre passée, Laurent et Berchmans emboîtent le pas de course. À la maison je suis accueilli en triomphe. Tout le monde veut voir « mon » poisson et y toucher.

Je fais le train avec entrain. Je n’avais de hâte que pour mon poisson. Quand
je suis entré, il était à frire dans le grand poêlon à crêpes. Il m’a semblé qu’il occupait toute la poêle. Cuit dans le beurre, il était devenu d’un brun-doré pétillant de saveurs. Je l’ai tout mangé, sans accompagnement. Je ne voulais pas le profaner avec de vulgaires patates. J’en ai offert aux autres. La politesse fraternelle existe parfois. Ils ont décliné mon offre. C’est à compter de ce jour que j’ai commencé à aimer le poisson plus que tout autre aliment.
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Délinquance

L’interdit majeur, plus tacite qu’explicite, c’était de fumer. Fumer avant d’être adulte c’est-à-dire avant d’avoir quitté l’école, c’était fumer en cachette.

Trois événements banals, anodins même, à ce sujet me questionnent.

Le premier: Fumer des racines d’orme


Je suis retourné plusieurs fois à la pêche dans la petite rivière du rang St-François. Mais ma première pêche fut la seule vraie partie de pêche de toute ma vie. La deuxième fois, déjà ce n’était plus comme la première et pour cause. À peine avions-nous commencé à pêcher que des jeunes du rang St-François sont arrivés. Ils étaient plus âgés que nous. Ils fumaient.


Curieux, avec eux j'ai fumé pour la première fois. On a fumé des racines d'orme. Une autre première mais pas du tout de la même nature que ma première pêche. D’eux, j’ai attrapé le virus de la délinquance. Séchées, ces racines deviennent poreuses comme des pierres volcaniques. Elles prennent facilement feu et la fumée circule librement entre leurs pores.

C’était méchant ça ne se peut pas. Et ça épaississait les lèvres. J’avais l’impression que tout le monde le remarquerait. Non, aucun effet hallucinogène connu. Pourquoi y suis-je retourné?... et plusieurs fois mon père! La première fois, tu es porté par un courant. Mais les deuxième et troisième fois, la pêche devient une couverture, tu y vas pour fumer. Est-ce de l’ensorcellement
d’accros? Je n’ai jamais vraiment compris la mécanique à répétition de cette délinquance.

Bergson justifie les rites religieux comme une régression à l’animalité. Le poids du jour avec ses inconnus et le devoir d’inventer toujours pèserait à l’homme. Pour s’en soulager, l’homme emprunterait sans raison connue les sentiers de l’animalité déjà tout tracés par l’instinct. La délinquance, une autre soupape pour échapper à la pression de l’ordre moral et social?

D’autres événements de même nature multiplient les mêmes interrogations. Le mystère de l’homme, une multiplicité de sentiers qu’on a peu explorés.

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Le deuxième : fumer du tabac à pipe roulé dans de la gazette.

Nous avions une vieille Studebaker qui avait peu servi et qui rouillait près du hangar.

Nous y allions souvent à deux, trois ou quatre garçons, pour y entraîner nos phantasmes de chauffeur. Tout l’imaginaire débridé galopait dans cette bulle coupée de la réalité. Nous avions tous les accidents possibles et nous avons franchi plus d’obstacles impossibles que tous les cascadeurs du monde.

Une fois ou deux ou trois, mon père, nous avons fumé dans notre bulle. Chacun avait sa mission, l’un s’occupait des allumettes, l’autre de trancher le tabac avec la tranche à grand-père dans le fournil et un autre récupérait le papier journal, de vieux restes d’Action catholique remisés au fond de la "shed" à bois dans un cabanon appelé «bécosse». Vous me comprenez? Et le dernier faisait le guet.

Le tabac tenait dans le papier journal par la pression des doigts seulement. Pas de colle. Il fallait se mettre à deux pour s’allumer. L’un frottait l’allumette et l’autre tenait sa «cigarette» à deux mains tout en tirant de fortes touffes. Quelle fumée dans l’auto, toutes portes fermées!

« Môman! môman »!, cri d’alerte de notre vigie. Je m’offre pour couvrir le délit. Finaud, je m’approche de maman et je lui pose une question concernant les poules à soigner. Je feins d’y aller et, dès que maman est entrée dans la maison, je m’empresse de mobiliser tout le monde à l’effacement des empreintes.

Ce qui m’apparaît le plus bizarre dans cette aventure anodine, c’est la raison pour laquelle nous avons recommencé.

Vous le devinez, ce n’était pas bon, mais pas du tout. Aujourd’hui on parlerait d’un cas d‘empoisonnement des neurones par l’encre du journal, fut-il catholique. Mais c’est court.

Comment décortiquer les mobiles profonds qui commandent les actions criminelles à répétition. Après 70 ans, cette question me turlupine encore … un peu!

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Et le troisième : fumer des cigares Trump sur les pentes du rang St-François.

Les spatules de nos skis de frêne avaient été tournées depuis quelque temps déjà sous le «sidebote» par papa. J’avais même vissé mes bottes de travail à ces longs skis, cousins de ceux qui étaient utilisés aux compétitions alpines. Ils avaient déjà à leur crédit plusieurs descentes sur le tambour de la grange.

C’était un dimanche, Un soleil froid bleutait l'atmosphère de sa clarté. Mon âme damnée, Bertrand Courchesne, se présente dans la cour. Je dis mon âme damnée, non parce qu’il était méchant ou tordu. Il était seulement un peu plus âgé que moi et m’en imposait.
On convient d’aller faire du ski sur la côte St-François. Comme skis il n’a que des douves de baril. Moi je glisse, sur mes skis de frêne blanc. Vous voyez le portrait environ un km à travers les champs.

À peine arrivés, Bertrand sort une petite boîte de cigares Trump. Il m’en offre, j’en prends. Un, puis deux. On fait les grands. Mes frères nous regardent. Pourvu qu’ils n’aillent pas bavasser! Les descentes en ski ont perdu de leur importance. Je fume. Ce n’est pas bon, mais je continue. Je vis ma délinquance jusqu’au bout. Le même état d’esprit qu’avec les racines d’orme ou dans le fumoir de la Studebaker. Pourquoi diable continuer? Incapacité de dire non. Cependant dans la Stude j’étais le leader. Je sais que c’est mal et pourtant je le fais. Je rejoins Saint Paul : « je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas. » Rom.7,14-25

Et je suis conscient que dans ces circonstances, aucun interdit, aucun raisonnement, aucune émotion n’aurait pu enrayer le pattern. Y aurait-il donc chez l’humain un gène de la délinquance comme certains le pensent. Un gène qui, en certaines occasions, prendrait infailliblement les commandes comme celui qui guide le lion dans la poursuite de sa proie ou comme celui de la mante religieuse qui dévore son amant après la copulation?

Nos concepts de loi naturelle, de bien, de mal et de libre arbitre, sont bien courts pour expliquer ce genre de situation.
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L’imprudence: une autonomie qui aurait pu me coûter cher

Ce même hiver, il y avait un gros banc de neige entre la maison et l’étable. Les routes avaient été roulées. En ces temps, en effet, au lieu d’enlever la neige ou de la pousser, on la tapait à l’aide d’un gros rouleau de bois tiré par deux chevaux. Papa n’est pas à la maison. On s’amusait à glisser sur le banc de neige.

Mon âme damnée arrive (toujours Bertrand Courchesne ). Il arrive tout fringant sur son traîneau tiré par un jeune bœuf qu’il avait attelé avec des câbles. Bonne idée! Je peux en faire autant.

Ni une, ni deux, me voici en train de sortir le bœuf de deux ans
de son port. Je lui attache un câble aux cornes. Je réussis enfin à le faire sortir. Il comprenait mal mon langage et moi, pas davantage ses résistances. Il s’enneige jusqu’au ventre dans le congère accumulé par les froids vents de la nuit. Bertrand ne peut m’attendre, il doit aller dîner et moi aussi. Il me laisse à mes luttes de titan avec le bœuf.

Enfin le bœuf décide de rentrer, mais, pour me narguer, il va se loger dans l’étroit corridor devant les stalles des chevaux. Probablement que leur avoine l’attire. J’essaie par mes cris de le faire sortir de là. Têtu comme une mule, il ne bouge pas. Je saisis un petit bout de branche et je dresse ma stratégie : je passerai devant lui et, armé de mon fouet, je le forcerai à reculer. Pas bête le jeune cow-boy!

Sauf que… il n’y a entre le mur et le bœuf à peine l’espace pour que je puisse passer. Je m’y engage. Il se retourne et, avec la placidité d’un tortionnaire, il essaie de virer de bord. Il m’écrase sur le mur. J’aurais pu y rester sans qu’il n’ait éprouvé la moindre culpabilité. Je souffle, je crie, je lui frappe le dos, l’étau se resserre. Finalement, indolent, il recule d’un pas. je reprends mon souffle entre deux colombages, l’étau est relâché, je peux passer au-devant de lui. J’ai tellement mal aux côtes que j’arrive difficilement à me lever le bras droit pour le fouetter et le faire reculer. Je réussis finalement à l’attacher à son port. Comment? Je ne saurais le dire.

Pendant ce temps, les autres sont entrés dîner. Maman me regarde entrer, note mon retard sans me disputer. Ce midi-là, je n’ai pas, comme à l’habitude, trempé mon pain dans le bol de mélasse au milieu de la table. J’arrive à peine à lever le bras droit plus haut que la table. Je file mal. Maman me questionne : « Qu’est-ce que t’as? T’as pas l’air dans ton assiette? » - « Rien, que je l
ui réponds, je n’ai pas ben faim, j’sus tombé dans la grange. » Réponse passe-partout qui a couvert bien des fredaines.

Depuis ce temps, j’ai le bas de l’os du thorax qui retient les côtes, appelé
« xiphoid process »; anormalement relevé. Ce n’est pas souffrant. ¨Ca m’embête juste un peu quand nous faisons l’amour. Ça me rappelle chaque fois que j’aurais dû ne pas être là et que j’aurais pu ne pas être ici.

Les curieux hasards du destin! Un jeu de délinquance camouflée. Pourquoi? « À quels hasards effrayants, dirait Teilhard de Chardin, tiennent les rencontres qui font le bonheur et le malheur de nos vies ».


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Note (*) « q’ri »(Du verbe quérir en patois québécois Cf. Références 13)

(**) Souvent, en bordure des ruisseaux, les racines des ormes sont découvertes par la crue des eaux. Les petites racines, grosses comme des cigarettes, séchées par le soleil, sont spongieuses. Ce qui en fait des cigarettes de contrebande prisées par les jeunes Zéphirinois des années 40. Je ne sais d’où vient cette pratique. Je n’en ai trouvé aucune mention ni chez les Amérindiens, ni ailleurs. Appel à tous!

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