1 août 2009

22 - Le jambon et les cloches


Deux mots sonnent Pâques dans mes souvenirs : le jambon et les cloches.

Le jambon

Une quinzaine de jours avant la fin du carême, lorsque les tempêtes de mars ont passé le cap du non-retour et que le soleil commence à fondre la neige à petite journée, vers deux heures de l’après-midi, M. Hormisdas Courchesne, notre voisin, sort les quatre panneaux en forme de trapèze de la jambonnière pour les installer dans l’angle que forment leur cuisine d’été et la maison d’hiver.

La neige enlevée, avant de fixer les panneaux, il fait un feu de petit bois et, selon un rite ancestral, il y dispose, lentement et à intervalles réguliers, des cotons de blé d’Inde dépourvus de leurs grains. Une fumée grise, d’une odeur particulière, s’échappe du brasier, annonçant au voisinage que la préparation à Pâques est commencée.

Il éteint alors le feu qui avait brûlé un peu d’herbe humide et monte les quatre panneaux qui forment une espèce de pyramide, ouverte au sommet, laissant à la fumée une voie de sortie de huit à 12 pouces carrés. Il fixe à l’intérieur les cinq crochets de fer auxquels il pendra les jambons des habitants du haut du rang.

Le soir, Françoise et Clémence iront avertir les voisins (Ephrem Courchesne, Alcide Jutras, chez nous et chez Rolland Courchesne, le fromager) que la jambonnière était prête et qu’ils pourront y apporter leur jambon.

Tous les matins, vers dix heures, Hormisdas, ployant sous la voûte des ans, ouvrait méticuleusement la porte latérale de la jambonnière et, avec les précautions d’un apprenti-sorcier, il allumait, au centre du fumoir, un feu qu’il couvrait d’une bonne quantité de cotons de blé d’Inde. Lentement, comme l’encens de la grand-messe, les volutes de fumée enveloppent de leur tendresse les cinq jambons suspendus comme des lampes du sanctuaire et elles montent droit au ciel, comme la fumée des sacrifices d’Abel à Yahvé.

Un clair de lune, les ombres des poteaux de clôture qui s’étirent dans les derniers lits de neige de l’hiver, des enfants qui furtivement apparaissent et disparaissent comme des fantômes sous les voiles de la nuit, voilà le décor de nos jeux de cachette à la brunante de ces soirées d’avril. Les vapeurs de notre haleine disaient notre joie de retrouver le printemps et de pouvoir sortir plus tard le soir.

«Paré pas paré, j’y vais!»

Naturellement, le coin de la jambonnière, plus sombre, en faisait une cachette de choix. Et pourquoi ne pas s’introduire dans ce sanctuaire? Une noirceur absolue, des jambons qui sentent bon et il faudra du temps pour nous y repérer. Je m’y cache avec Françoise et peut-être avec quelqu’un d’autre. Le chercheur rôde autour mais ne nous trouve pas. Les délivrés de ce rite de mort-résurrection ne peuvent l'aider.
J’ai un canif. Dans l’attente de la délivrance, je me taille une première tranche de jambon. J’y goûte! Pas mauvais du tout! J'en offre à Françoise sans penser que j'inverse ainsi les rôles de nos premiers parents lors de l'enclenchement du péché originel. Le jambon vaut bien une pomme. L'étiquette d'aujourd'hui commande au mâle l'initiative de la galanterie. Françoise l'apprécie bien aussi. Elle devient de ce fait complice du forfait.
Des bruits de pas qui vont et reviennent signalent la fébrilité de la quête à l'extérieur de notre paradis. On déguste en silence et le jambon et notre mystérieuse cachette.

Finalement, de guerre lasse, au moment propice, Françoise et moi n
ous sortons en catimini de notre pyramide. Le chercheur revient, surpris et déçu de nous voir. Nous le barbons amicalement en dégustant sous son nez les morceaux de jambon prélevés sur les fesses accrochées. Il comprend. Le jeu de cachette est terminé. Quelques tranches de jambon achètent facilement des complicités. Par souci de justice, nous rançonnons chacun des jambons suspendus.

Nous nous endormirons ce soir-là et les autres à venir, cajolant sous nos paupières un secret qui donne sourire à nos mémoires.

Les soirs suivants, on joue peu à la cachette. Chacun a apporté son couteau, on fait bombance. Le jambon honore son nom, il est bon, et, relevé en assaisonnement d’un goût de fruit défendu, il enivre comme la liberté et la délinquance. C’était mon avant-dernier Pâques à St-Zéphirin, celui qui fut marqué par notre commun défi lancé au carême et à la vie.

Les cloches

Le Samedi saint, pour les enfants, c’est le grand jour. L’office est long et ennuyeux et on ne comprend rien. Rien d’inhabituel à ce contexte. Mais on a hâte de voir arriver les cloches. Depuis l’office du Jeudi saint, elles ne sonnent plus. Elles sont parties, nous dit-on, pour un recyclage à Rome. Elles sont remplacées par la criarde crécelle qui nous claque son tic-tac dans les oreilles.
On était mystifiés par ce voyage. Comment voyageaient-elles? Pourrait-t-on les voir revenir? Est-ce bien loin Rome?

À la consécration de la messe du Samedi saint, c’est leur moment solennel.

Au lieu des trois coups rituels de claquette qui sévèrement annoncent la venue de Dieu, la clo
che, agitée par le bras du doyen des servants de messe, sonne sans arrêt pendant plus d’une minute. Puis, les huit cloches, si fières, du campanile de St-Zéphirin, prennent joyeusement la relève. Huit garçons désignés s’agrippent aux câbles qui commandent les volées. Elles sonnent à toute allure.
J’ai eu déjà la responsabilité de sonner l’une des trois plus grosses cloches. C’est une expérience qui estampille de merveilleuses icônes. Si on tient bien le câble qui l’actionne, la cloche nous emporte avec elle dans sa volée. Une lévitation de deux à trois pieds à chaque versant, mais qui nous fait vite atteindre le septième ciel promis aux enfants de Dieu.

Les cloches ont répandu un air de fête dans toute la campagne. À la sortie de l’église, les enfants courent, les toilettes brillent et le printemps crève ses coquilles d’hiver. Le carcan du carême est levé, la vie pétille partout de liberté.

Le summum de la fête pascale, c’est le dîner du Samedi saint, meill
eur encore que celui de Pâques. Il y aura des œufs au miroir, accompagnés de belles patates blanches, fumantes, et de copieuses tranches de jambon fumé au maïs, assaisonnées des privations de tout l'hiver. Bien que les cloches aient sonné, il faudra attendre que les aiguilles de l'horloge marquent le midi pour que l’interdit de la bonne chère soit levé et que commence le règne de la bombance.

La vue des belles grandes tranches de jambon rose fumé cause un petit pincement de cœur chez les joueurs à la cachette des précédentes soirées. On se cligne de l’œil sous cape. S’il fallait qu’on ait perçu des traces de grignotage sur notre jambon! Non. L’atmosphère est à la joie. On parle des cloches qui sont revenues de Rome et du long carême qui est enfin terminé. La grande vedette de Pâques, celle qu’attendent toutes les papilles privées de sucre, est au menu.

Pas n’importe quel
dessert : des grands-pères au sirop d’érable. Ils sont moelleux, dorés, émergeant comme des îles de jouvence d’une mer d’or sucré.

Personne au monde n’a jamais su cuisiner des grands-pères au sirop d’érable comme ceux que faisait ma mère Yvonne le Samedi-saint des années 40.

On m’a raconté qu’un certain Samedi saint, quelques années après mon départ pour Granby, grand-mère Odélie étant de visite à la maison on avait servi les traditionnels grands-pères. Gilles, qui pouvait alors avoir quatre ou cinq ans, commentait chacune des bouchées qu’il prenait : «Tiens, je viens de manger un grand-père» «puis « V’la une grand-mère…»

«Comment fais-tu pour savoir si c’est un grand-père ou une grand-mère» demande Odélie?

«C’est facile, de répondre Gilles, ils n’ont pas de culotte

Un pesant silence étouffa des bouffées de rires. Il n’y eut pas de commentaire. Mais un délicieux sourire accompagne toujours la narration de l’événement qui tinte Pâques comme une cloche au retour de Rome.

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