15 août 2009

24 - Mousse aux fraises


Les prix de fin d’année ont été rapportés à la maison. Chacun les a montrés à maman qui a su leur accorder toute l’attention espérée. Ils seront exposés, remisés et bientôt oubliés. Mais le souvenir de ce jour restera gravé longtemps dans les mémoires.

Les habits du dimanche prirent vite le bord. C’était la tradition, il fallait, avant le dîner, ramasser assez de fraises des champs pour que maman en fasse la fameuse mousse aux fraises qui, comme un ruban d’honneur, ouvrait les vacances.

Un bocal à conserves rattaché à la ceinture par une corde de lieuse, et nous voilà un groupe de six, sept ou huit enfants du voisinage partis du côté de chez Jean-Baptiste, là où il y avait les plus belles talles, à la cueillette des minuscules fraises rouges des champs.

Les coalitions se forment vite, généralement les gars d’un côté et les filles de l’autre. Il y avait des talles protégées, des cachettes, des jeux de cache-cache. En l’espace de dix minutes, le groupe est fractionné et dispersé. On se crie, on se cache, on se taquine, on ramasse plein de fraises en pensant à maman et on en mange autant. Il faut beaucoup de temps et de bonnes talles pour emplir un bocal de fraises bien mûres, toutes équeutées, exemptes de branches et de saletés. La risée que provoque un bocal qui ne répond pas à ces normes fait la discipline et stimule l’application.

Chacun va à sa guise, s’émerveillant devant les plus grosses fraises qui sont dévorées aussitôt, s’exclamant devant les talles qui suscitent l’envie. On court les papillons folâtres, on déguste en passant les «catherines » déjà mûres, on se maquille les lèvres, les joues et le front au rouge-fraise du jour.

Qui dira jamais la merveilleuse liberté des enfants qui vont aux fraises des champs, sur le bord des fossés du rang St-Alexandre, sous le soleil du 24 de juin, des années 40?

Cette fois-là, les filles les plus âgées, Yolande, Françoise, Pauline, Louisette et Jeanne d’Arc avaient vite disparu en direction de chez Ernest Allard. Nous les avions suivies de loin, espérant repérer leurs talles ou en trouver de meilleures.

Nous, on errait le long du fossé. Tout à coup, tout se fige. Je revois le cliché. Trois ou quatre p’tits gars, nu-pieds et en culottes courtes, couchés sur le bord du fossé, la tête sous la clôture de broche, les yeux rivés vers un point fixe, immobilisés. Nous sommes comme sous l’effet d’un éclair, changés en statue de sel, éberlués par une vision d’un autre monde.

Des silhouettes de jeunes filles, toutes nues, apparaissaient et disparaissaient comme dans un film muet, allant et venant dans l’étang au fond du champ. Le temps des fraises est comme suspendu en apesanteur. J’échappe à la gravité. Je suis comme l’oiseau fasciné par le chat, paralysé. Combien de temps dure l’éternité? Je ne saurais le dire. Mais j’en suis sûr, elle était là, sous la clôture, avec nous, suspendue au soleil ou modulant la brise, je ne saurais dire, mais présente, ce jour de la St-Jean de l’an 1942.

L’instant était si magique que nous n’en avons pas ri. Personne n’a crié, et plus tard, personne n’a rapporté l’événement à qui que ce soit. Nous avons comme convenu tacitement que ce serait notre secret logé bien au chaud, dans notre imaginaire. Nous sommes revenus à la maison, comme à la dérobée, cueillant machinalement les fraises, nous demandant s’il y en aurait assez pour la fameuse mousse déjà savourée de nos désirs.

Les filles revinrent, innocentes, vêtues comme au départ, la chevelure séchée, volant au vent, leur quota de fraises atteint. Un air de liberté et de bonne humeur rayonnait de tout leur être. Comme Moïse devant l’Éternel, j’évitai le face à face.

Ce midi de la St-Jean, la tradition était respectée : deux volumineux plats de
mousse aux fraises des champs fraîchement cueillies ont fait les délices de la tablée. Nous en avons pris et repris à satiété.

Cependant, pour moi, cette mousse-là avait une saveur spéciale, celle du secret bien cajolé, celle de l’innocence buvant à la coupe des vacances, celle aussi du mystère de la vie découvert sous les traits de gracieuses silhouettes féminines se baignant dans un étang au fond du champ.

Voilà pourquoi j’aime tant la mousse aux fraises. Et cueillir des fraises c’est comme gratter un billet de gros lot. Qui sait? Le miracle pourrait se reproduire. Je pourrais gagner une merveilleuse apparition, comme celle qui a illuminé mon enfance, à son crépuscule, ce 24 juin 1942, au fond du rang St-Alexandre.
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Fascination
Inspiré du film « Fraises sauvages » de Ingmar Bergman

Image et émotion dans le même train
Fascination
Jeunes filles venant de l’étang au fond du champ
Fascination
Fraise sauvage qui rougit le long des clôtures au printemps
Fascination

Tapis de fraises sauvages sous les amants
Fascination

Rouge-fraise qui colore joues et vacances des jeunes au printemps
Fascination

Mousse aux fraises qui hante les palais des chargés d’ans
Fascination

Vieillard près du corbillard qui sourit à la vie
Fascination
Des images qui valent mille mots
Fascination
Des mots qui portent les émotions sous les clôtures de broche à la St-Jean
Fascination
Des souvenirs qui font revivre
Et désirer toujours de la Mousse aux fraises sauvages au printemps!
Fascination des choses et des mots
Fascination des souvenirs et des émotions
Fascination des vivants et de la vie
Fascination sauras-tu faire sourire la mort?
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Initiation sexuelle dans le rang St-Alexandre

Naturellement, on connaissait la fonction d’un bœuf dans le clos des vaches et on le voyait l’exercer. Régulièrement la truie était encagée et conduite chez le voisin pour une rencontre avec le verrat d’office. C’était le quotidien de la vie à la campagne et, enfant, on ne faisait pas de lien entre les gestes de la reproduction animale et la sexualité humaine.

Plusieurs fois par année, de nouveaux bébés arrivaient dans le rang. On ne parlait pas de choux ni de sauvages. Et je n’ai jamais tâté le ventre de ma mère pour prendre contact avec un petit frère ou une petite sœur à venir. La naissance, comme l’amour, appartenaient à l’ordre du sacré, sanctuaire où l’on ne pénétrait pas.

Rituellement, on nous éloignait des lieux et des temps de naissance. Les voisins nous gardaient jusqu’à la fin du jour et souvent pour la nuit. Ou, après le train du matin, c’était la voisine, tante Solange, qui, au poêle, nous faisait nos galettes de sarrasin.

De la chambre du haut, maman était descendue à la chambre du bas qui donnait sur la cuisine. Puis la visite, les parrain et marraine venus de St-Cyrille ou de St-Hyacinthe ou de l’autre rang, arrivaient vers la fin de l’après-midi, repartaient à l’église puis revenaient pour le souper avec l’enfant emmailloté de blanc.

Il fallait alors faire moins de bruit qu’à l’habitude pour ne pas fatiguer maman et ne pas réveiller le bébé. Quelques jours plus tard, maman reprenait son boulot quotidien. Le ciel était venu nous apporter un petit frère ou une petite sœur, un petit ange tout propre qu’une certaine pudeur nous empêchait d’apparenter à la sexualité. Selon l’expression de papa, on prenait les enfants que le bon Dieu nous donnait.

Je me souviens d’avoir surpris une fois tante Alice qui s’était réfugiée en haut de l’escalier près de la chambre des filles pour allaiter son bébé. La pudeur interdisait toute forme de nudité du sexe opposé et causait toujours un certain malaise sans que ce malaise n’ait jamais été associé à un péché dont on doit se confesser.

Les grossesses en dehors du mariage n’étaient pas des désobéissances à la loi divine, des péchés honteux qui méritaient l’enfer. On en entendait parler à mots couverts et entre les lignes des commérages mais il s’agissait de réprobations sociales dont on se protégeait en cachant la mère et le bébé «victimes» de ces forces de la nature.

J’ai vu aussi, à l’occasion, des couples de mes cousins ou cousines couchés dans le foin. Le voile de l’innocence couvrait ces gestes de points d’interrogation et concluait à des bizarreries de comportement sans conséquence.

Des p’tits gars sont des p’tits gars. On jouait à tout, et même à la parade de nos appareils génitaux et aux concours de qui urinerait le plus loin dans la tasserie.

Les mots pénis ou testicules étaient inconnus tout comme les mots vagin ou seins. Sans vergogne on utilisait les mots du terroir avec des petits rires en coin et des gênes vite évanouies. Puis, sans plus, on passait à un autre jeu, sans avoir le besoin de se confesser. Une espèce d’état d’innocence compartimentée, le paradis avant le péché.

Mon initiation sexuelle, la vraie, la trouble, s’est faite après treize ans, lors des jours de retraite qu’on faisait au juvénat, par le prédicateur dénonçant avec des images d’enfer, du haut de sa chaire, les péchés de la chair.
Mais ça c’est une autre histoire.
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