5 sept. 2009

27- Plus jamais la guerre

Nous sommes le mercredi 13 septembre 1939. Les pacages sont à sec. Pour compenser et empêcher les vaches de se tarir, je dois démêler le foin de l’été et en servir aux vaches qu’on vient de finir de traire.

Que je hais (pour j’aguis) cette tâche. La fourche à trois pics et à long manche entre difficilement dans le foin entassé presque jusqu’au pignon de la tasserie aménagée au-dessus de l’étable. Il faut s’y prendre à multiples essais de tous les côtés pour dégager des petites galettes de foin que l’on jette en bas. Souvent, on a du mal à enfoncer la fourche et alors on n'en dégage que quelques brindilles. Parfois c'est l'inverse: la fourche s'enfonce trop profondément et il est impossible de soulever le paquet trop lourd qu'elle agripperait.
Je travaille les dents serrées et l’esprit préoccupé.

Hier, ma sœur Claire, cinq ans, a fait une crise. Elle s’est réfugiée derrière le moulin à coudre, dans la cuisine d’hiver que nous n’occupions pas encore. Impossible de la sortir de là. Elle avait peur.

En fin de semaine, à la messe, des rumeurs de participation du Canada à la guerre déclenchée par Hitler circulaient, raflant toutes les attentions.
Les huit postes de la ligne téléphonique du rang St-Alexandre étaient aux aguets. La veille, vers six heures du soir, une sonnerie, qu’on n’avait pas pris le temps d’identifier, (chez nous c’était trois grands coups et un petit) avait ouvert les huit cornets d’écoute du rang. La nouvelle, tombée drue comme un coup de tonnerre, était confirmée. Le 11 septembre, le Canada s’était allié aux Anglais et aux Français et avait déclaré la guerre à l’Allemagne.

Au souper, on ne parlait que de cela. Les histoires de la guerre de 14 sont ressorties, toutes grasses, des légendes qui les avaient entretenues. Elles étalaient sans retenue leurs horreurs sur la table de la cuisine qui nous rassemblait après le train.

On parlait de policiers qui venaient à l’improviste chercher les gens chez eux, de fuites et de séjours prolongés dans les bois environnants, de jeunes hommes qui s’étaient courageusement coupé un pouce ou une main à la hache pour être déclarés inaptes.


La guerre c’était aussi les bombes qui tombaient partout, mettant le feu aux maisons et aux bâtiments, les avions qui les lâchaient dans un vacarme infernal. Cette nuit, demain peut-être, des nuées d'avions allemands, voleraient dans le ciel comme des sauterelles et ravageraient toutes nos campagnes. Puis, on supputait les chances ou les malchances qu’auraient nos cousins ou nos connaissances d’être appelés. Et le long voyage en mer pour aller porter la guerre aux vieux pays d'où on était loin d'être sûr de revenir vivant.
Sonorités d’horreur. Ma sœur prit peur et, en larmes alla se cacher.
Pourquoi la guerre et comment l’arrêter? C’est ce qui me préoccupait au moment où je me battais contre le foin revêche. Tout à coup, je m’arrête, les deux mains au bout du manche de la fourche plantée à mes pieds… Eurêka! me serais-je dit si j’avais alors connu Archimède. La guerre, c’est une chicane comme nous en avons trop souvent entre frères et sœurs. On se chicane à la maison, ça se transporte à l’école, de là, village contre village, puis c’est le pays qui est en guerre et contre les autres pays. Au lieu des poings et des cailloux, ce sont des bombes qu’ils se garrochent.

Ma décision est prise. Jamais plus je ne me chicanerai. Ainsi, ce sera la tranquillité dans la famille, il n’y aura plus de batailles à l’école, ni de chicanes au village ni de guerre dans le monde. Je savoure ma trouvaille comme un bonbon qu’on aurait trouvé dans une tasserie de foin, au hasard des piquées de fourche.

Gonflé par cette décision, j’ai rapidement démêlé le foin qu’il fallait et un peu plus, en pensant à la tâche du soir, et j’ai alors vécu une journée ensoleillée par l’espoir. J’ai résisté à l’envie de talocher Berchmans (7 ans) qui me boudait et je n’ai surtout pas chiâlé «après» Yolande qui, un an de plus que moi, ne se gênait pas pour me "bosser".

Je ne me souviens pas de l’effritement de ma résolution avant la fin de la journée ni au cours des jours qui l’ont suivie. C’était parce que je m'étais encore chicané par la suite que le téléphone à huit branches n’avait jamais sonné pour annoncer la fin de la guerre et la paix dans le monde cette année-là.

La nouvelle de la fin de cette guerre m’est parvenue plus tard, au noviciat, sous l’image du champignon atomique qui venait de signer la paix avec le Japon à Hiroshima et à Nagasaki. Horreur sur horreur!

Quand je passe ce souvenir à l’ultraviolet, je crois déceler la continuité d’un fin courant entre le flash qui a illuminé tout mon être ce 13 septembre dans la tasserie et ma présente attitude incontournable et non négociable face à la guerre, face à toute guerre.

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La guerre à St-Zéphirin
Jusqu’en 39, la guerre ne figurait pas dans le ciel de mon enfance. On se chamaillait comme tout petit gars, frère rival dans une famille comportant de nombreux mâles. Mais je ne me souviens pas d’avoir joué à la guerre, de m’être fabriqué un fusil de bois, ni d’avoir pratiqué la mitraillette en onomatopée. Le volant d’une auto nous fascinait et l’émission «Capitaine Bravo, descendez» me faisait rêver avec ses vrombissements et ses exploits du haut du ciel.

Je n’ai jamais joué au cow-boy non plus. Il n’y avait pas de fusil chez nous et mon héros de bandes dessinées, une espèce de Zorro masqué dont j’ai oublié le nom, était un agent de la paix qui jouait de ses poings et de son agilité au service du journal de Québec, L’Action catholique, que mon père achetait parfois le dimanche.

En septembre 39, le spectre de la guerre a occupé une bonne partie du ciel de mon enfance, comme un monstre aux contours dessinés par l’imaginaire, un monstre qui terrorisait les souvenirs et qui hantait les rêves d’avenir que chaque mère fignolait pour ses enfants en pleine croissance.

Guerre sainte et guerre juste, étaient à St-Zéphirin, des termes incompatibles réservés aux citoyens d’une autre classe.

Les Zouaves pontificaux qui, une fois par année, paradaient dans la grande allée avant la grand-messe, n’ont jamais réussi à amadouer ce monstre. Ces soldats, les seuls qui régnaient dans l'imagerie de St-Zéphirin, ne faisaient pas la guerre, ils étaient au service de Sa Sainteté le Pape.

En réalité, on a peu souffert de la guerre. La conscription soumise avec des gants blancs en référendum par Mackenzie King en 1941, n’a pas levé beaucoup de soldats dans les campagnes. Les fils des cultivateurs surtout du Québec étaient moins menacés par l’enrôlement. Il fallait de bons bras pour faire les foins et les labours.

Les bons de rationnement créaient entre les femmes des liens de solidarité que par la suite, les timbres Gold Star vont remplacer comme instrument de la cohésion féminine. (Cf. Les Belles-Sœurs de Michel Tremblay.)
Les cultivateurs bénéficiaient pour leurs tracteurs de bons spéciaux (essence de couleur noire, qu’ils mettaient aussi parfois, à la dérobée, dans leur auto) et étaient exemptés de beaucoup de mesures de rationnement.

Malgré ces ménagements, la résistance passive à la guerre et à la conscription était très forte. Les Canadiens-Français ont voté non au référendum sur la conscription, alors que le reste du Canada votait oui à 79%.

On prenait plaisir à tricher le gouvernement et le récit de ces astuces figurait à notre palmarès anti-guerre, soigneusement mis à jour. Ces résistances étaient soutenues par la politique et notamment par notre idole du temps, Henri Bourassa qui, avec Le Devoir, qu'il avait fondé lors de la première guerre mondiale, avait rallié une forte majorité de Canadiens-Français contre Borden et sa conscription.

Sous la table, c’était une autre guerre que menaient les Canadiens-Français. Une guerre contre les Anglais. Une guerre d’opposition aux politiques fédéralistes proposées par les anglophones et surtout par le parti conservateur, une guerre de fond, une guérilla à l’affût de toute escarmouche qui nous permettait de sauver la face suite à l’échec de 1837 ou de nous dresser devant les multiples empiètements d’Ottawa sur nos droits de peuple fondateur.

Notre guerre tonifiait notre identité de Canadien-Français catholique, menacée de toute part. Voilà pourquoi, je crois, aujourd’hui, le cœur me lève quand on annonce à grand renfort le départ de jeunes Québécois qui vont risquer leur vie au service de la guerre des conservateurs en Afghanistan, au profit de l’impérialisme américain, et pour servir les intérêts des industriels impliqués dans la production d’armes ou dans la loto des pétrodollars.

Et je garde la conviction que mon intuition du 13 septembre 1939, épousée un peu plus tard par Gandhi et par Paul VI à l’ONU, est la seule qui vaille pour enrayer la guerre. La guerre ne prépare pas la paix mais la guerre. "Si vis pacem para bellum" est un leurre utilisé par les stratèges catholiques pour consolider leur flirt avec le pouvoir. La paix vit de la paix, naît de la paix, non de la guerre. L'oeuvre humanitaire en Afghanistan est un camouflage pour remplir de pétrodollars les goussets des sorciers de l'économie.

Mon icône à moi, celle qui m’ouvre le dossier de la guerre et de ses horreurs, c’est Claire en larmes, sous le moulin à coudre dans la cuisine d’hiver, ce 13 septembre 1939.


Plus
jamais
la
guerre
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La guerre de 1914 a fait 8 millions de morts, en moyenne 900 soldats par jour en France. La guerre de 39, entre 50 et 60 millions. 125 Canadiens ont déjà laissé leur vie en Afghanistan! Pourquoi chialer? Parce que c’est 125 de trop. Parce que les oppositions à la guerre, à toute guerre, gagnent du terrain. Il faut continuer la guerre à la guerre, jusqu’à ground zéro. Mais avec les armes de la paix, non ceux de la guerre.

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