12 sept. 2009

28- Randonnée à Mont-Joli

La table déborde. Des montagnes de pain tranché ou à trancher, des œufs à la coque cuits dur, de la mayonnaise, du jambon passé au hache-viande… tout ce qu’il faut pour préparer un bon lunch. Près du poêle, tante Germaine et, à la préparation des sandwichs, tante Aurore, pendant que maman voit aux légumes à emporter dans une boîte de carton.

Les enfants, Réal, Gisèle, Claude de Germaine et quelques-uns d’entre nous, d’Yvonne, entrent et sortent au gré de leur fébrilité. Nous sommes dans la petite maison du bedeau, près de l’église de St-Cyrille. Ce branle-bas de combat s’explique par le projet de partir aux petites heures le samedi matin pour Mont-Joli. Maurice, époux de tante Aurore, y fait, depuis plus d’un an, au sanatorium de l’hôpital, une rigoureuse cure de guérison de la tuberculose, le grand mal de l’époque.

On l’avait longuement mijoté ce projet. Une grande inconnue pour les cinq voyageurs. Quelqu’un avait peut-être entrevu Québec lors d’un pèlerinage organisé à Ste-Anne-de-Beaupré. Depuis une semaine, les ouï-dire, fusionnant de partout, avaient planté sur la route des balises incertaines. On était en temps de guerre. Il fallait zigzaguer entre les contrôles et les coupons de rationnement. De plus, il n’était pas question de manger au restaurant. Au pis-aller, on pouvait louer un motel pour une nuit. Plus de mille kilomètres en deux jours. Il faudrait bien une dizaine d’heures pour y aller et autant pour revenir.

Le goût de l’aventure et la solidarité avec Aurore l’emportèrent sur les réticences. On apporterait le lunch pour deux jours. Les coupons de rationnement, surtout ceux du sucre, ne posaient pas de problème, les réseaux d’échange et de marché noir étaient bien organisés. Et les réserves de sucre d’érable n’étaient pas épuisées.

Le problème, c’était l’auto et l’essence

À cinq dans la petite Durant, on n’avait pas le choix, on s’accommoderait. Papa avait un bon «‘tire de r’change’» une pompe à air, et tout ce qu’il fallait pour réparer les crevaisons, fréquentes à cette époque. «Mais, d’interroger Rolland : Lucien, où vas-tu prendre le «gaz» pour faire tout le voyage et revenir?»

On avait calculé, il faudrait au moins trois pleins réservoirs et peut-être un peu plus. Pour les coupons d’essence ça allait. Jos et Arthur nous passeraient les leurs. On devrait être bons pour deux pleins d’essence. Mais le problème, l’os de tout le projet : les stations-service étaient fermées le dimanche.

«Ne vous inquiétez pas, de dire Lucien, j’ai mon plan, Ça va aller».

Tous avaient tellement envie de ce voyage qu’on ne posa plus de questions de peur de devoir l’annuler. Et avec entrain, tout le monde se mit à la préparation des victuailles: une boîte de carton remplie de sandwichs divisés en quatre repas pour cinq personnes, ainsi que de plusieurs petits contenants en fer-blanc, avec couvercle, qu’on utilisait comme boîte à lunch. Vous voyez la montagne!

On se fiait à Lucien comme au bon Dieu. Les imprévisibles, que chacun cajolait en silence, enclenchaient une nervosité qui faisait partie du plaisir de l’aventure.

Tôt le samedi matin, l’équipage, coincé comme des sardines dans la Durant, prit la route 9 vers Québec. Lucien s’était occupé personnellement de placer tout le bagage dans le coffre arrière.

Un peu avant d’arriver à Québec, dans un lieu désert, il arrêta l’auto sur le bord de la route. «Attendez ici, ce ne sera pas long.» Lucien sortit le réservoir de 10 gallons d’essence qu’il avait secrètement placé dans le coffre avant de partir et alla le cacher dans les broussailles un peu en retrait de la route.

Le réservoir serait-il encore là au retour? Retrouverait-on l’endroit? Autant de questions à frissons. Encore là, on se fia au flair et au génie de Lucien. Pour ne pas effrayer indûment la compagnie, il prit bien garde de mentionner que le bidon contenait de l’essence teintée en noir, destinée exclusivement aux tracteurs des cultivateurs.

Le reste du voyage s’accomplit sans encombre. Il est probable qu’Aurore eut droit à quelques moments d’intimité avec son Maurice, mais la discrétion des voyageurs n’en a soufflé mot. Les sandwichs, les œufs à la coque, le fromage, les tomates et les pommes furent dévorés avec appétit. Il en resta juste assez pour que personne n’ait eu à se priver et pour que les enfants aient, au retour, leur part de l’exotisme rattaché à cette randonnée.

Les péripéties de ce voyage ont fait un certain temps les manchettes des rencontres familiales, puis, comme des lucioles, se sont éteintes au matin du quotidien, rangées au dortoir des oubliettes qu’on ne peut plus ouvrir.

Le bidon d’essence noire et au noir passa à l’histoire et demeura gravé dans les mémoires comme sur une pierre tombale. Il fut, nous a-t-on dit, facilement retrouvé. Un peu comme à la multiplication des pains, il en restait même assez pour qu’on puisse en ce dimanche soir se rendre jusqu’au rang St-Alexandre sans devoir refaire le plein.

Le quotidien reprendra son cours, la guerre continuera d’éclabousser les manchettes des journaux et de parasiter les ondes de la radio, les coupons de guerre de circuler au-dessus et en dessous de la table jusqu’en 1945.

L’oncle Maurice reprendra un temps son métier de barbier pour la plus grande joie d’Aurore et de leur fille Pauline. Il devra cependant, avant la fin de la guerre, retourner pour un autre séjour d’environ deux ans au sanatorium de Mont-Joli. Quand il décédera en 1964, la tuberculose sera pratiquement rayée des maladies contagieuses de la province et la guerre rangée dans des coffres qu’on ouvre de temps en temps pour cadencer la parade des jours du souvenir.

Bilan de guerre

Ce souvenir et la partielle conscience du temps de guerre enveloppée dans mon enfance, que je réveille aujourd’hui, titille mon ultraviolet sensible aux vibrations humaines sous-jacentes à tout événement. Furetant rapidement à travers les ondes de ce temps, voici, sans ordre, les sites que j’ai trouvés les plus significatifs.

Sur la guerre en général et son déroulement je vous recommande deux sites : d’abord «
le cartable de M. Orain» qui présente un résumé pas trop indigeste de cette guerre assaisonné de cartes qui l’illustrent avec clarté et, en finale, un diaporama qui évoque l’horreur atomique déclenchée par nos armes à Hiroshima et à Nagasaki.

Et comme repos, voyez le diaporama
« Deuxième guerre mondiale 1939-1945 » qui vous montrera un dossier de presse en images de cette guerre, y compris des références à la très contestée conscription canadienne.

«Le système «D» fonctionne à plein régime. On se procure un peu de blé chez les cultivateurs. On le moud dans le moulin à café, et le dimanche, on se fait un petit pain ‘ blanc’ ».

Quelques témoignages de gens qui ont vécu cette guerre «au ras des marguerites» nous en disent beaucoup sur l’atmosphère qui régnait dans les tranchées ou dans les villages qui furent le théâtre de ce conflit. Un petit séjour au village de Camon est évocateur à ce sujet.

La
participation du Canada à cette guerre est bien rappelée ici.
Ses répercussions sur l’économie et le développement du Québec sont identifiées dans le
Module 6 de l’histoire du Québec et du Canada.

Une brève notice informe sur les
mesures de rationnement au Canada et portant particulièrement sur l’essence, alors qu’en Alsace des cartes de rationnements couvraient à peu près tous les secteurs de la consommation.

Les
femmes d’ici ont payé leur rançon à cette guerre. Elles en ont aussi recueilli quelques bénéfices marginaux.

La résistance française pendant toute cette période est souventes fois évoquée. Celle qui a été organisée dans
Drôme et Vercors est exemplaire à ce sujet.

Somme toute, cette guerre qui a coûté si cher à l’humanité, a été beaucoup moins horrible de ce côté-ci de l’Atlantique.

En moi, elle a été la source de deux attitudes de fond qui vont m’accompagner toute ma vie. D’abord une détermination tenace à faire, selon mes moyens, la guerre à la guerre sans trop de concessions aux raisons qui pourraient la justifier. Elle a aussi semé les germes d’une grande admiration pour le génie humain qui sait faire flèche de tout bois, non seulement pour survivre mais aussi pour progresser, dans l’adversité, en toutes sortes de domaines.


À toute chose malheur peut être bon!

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