3 oct. 2009

31 - Lucien (1901-1989)

Génie et amour au quotidien
Il est entré dans le XXe siècle, un an après son ouverture, en août 1901. Il est le cinquième d’une famille de dix enfants, le plus jeune des trois garçons. Il n’a pas encore neuf ans lorsque sa mère décède en accouchant de Félicien qui meurt lui aussi le même jour.On sait peu de choses de son enfance. Il a fréquenté l’école du rang St-Alexandre juste assez longtemps pour apprendre à lire, à écrire et à compter. Il avait du plaisir à prendre avec nous des concours de calcul mental.

Il rencontre Yvonne Houle lors d’une soirée organisée par Hélas Houle son oncle, qui demeurait aussi dans le rang St-Alexandre. Yvonne habitait à St-Cyrille de Wendover et était institutrice à l’école du rang 7 quand ils se sont connus.

On se plait à raconter que les vendredis, vers la fin de l’après-midi , on voyait arriver la jument grise à l’école du rang Sept. Tout fier, Lucien ramenait Yvonne et les enfants chez son père Adélard où ils soupaient, et après quoi il revenait sagement à St-Zéphirin pendant la veillée.Dans ces temps, les fréquentations se tenaient en famille. Papa rappelait que son seul moment d’intimité avec Yvonne, avant leur mariage, fut pendant le trajet en carriole, par gros froid, de St-Cyrille à St-Zéphirin, avant la messe de minuit. «Nous avons été bien sages, concluait-il avec un certain sourire, il faisait très froid.»

La coutume voulait que ce soit le dernier garçon de la famille qui hérite de la terre paternelle, avec l’obligation d’y faire vivre ses parents jusqu’à la fin de leurs jours. Ce n’est qu’en 1939, après quatorze ans de mariage et neuf enfants plus tard, que Lucien prit la charge de la ferme d’Hormidas. Pendant ces quatorze années qui durent à bien des égards paraître plutôt longues, Lucien et sa famille vécurent sous la tutelle de Hormisdas qui administrait la ferme à sa façon et qui détenait les cordons de la bourse.
Lucien le patenteux
Lucien avait plus de dons et de goûts pour le métier de mécanicien que pour celui d’agriculteur. Pendant toute la période où il fut en charge de la ferme familiale, on relève un grand nombre d’objets utilitaires dus à son génie inventif. La liste et la description de ses principales inventions ont été publiées sous le titre de Lucien le patenteux ». dans la généalogie des «Joutras» mise à jour par Lionel Morin.

L’agriculteur avant-gardiste
Pendant cette période de 1940 à 1962, l’agriculture connut les soubresauts qui ont marqué les débuts de l’industrialisation agricole. Dès les années 1850, l’industrie laitière à caractère artisanal s’était implantée partout dans la région. Chaque rang avait sa fromagerie. En 1940, toutes les terres cultivables, à part le potager, servaient au pacage, à la culture du foin et de l’avoine pour nourrir les vaches, les chevaux et les cochons. Cette industrie artisanale s’est d’abord développée à l’intérieur des cadres d’une agriculture de subsistance.

Dès 1940, les quelques vagues de spécialisation de la culture qui déferlèrent sur la région connurent plus ou moins de succès. Il y eut la vague du trèfle rouge qui exigea l’achat d’une batteuse à trèfle d'occasion que papa dut mettre à jour, celle du lin qui pourrissait en grande partie sur le champ à cause des pluies de l’automne, celle du maïs coupé tard l’automne par de grosses machines.

Papa était de toutes les nouveautés. Le manque d’infrastructure appropriée retarda le prodigieux bond de l’industrialisation agricole que l’on a connu après les années 60. C'est alors que Berchmans, mon frère, en charge de la ferme se départit de toutes ses bêtes à cornes, jeta par terre les vieux bâtiments et érigea de grandes porcheries modernes et mécanisées.

Malgré des rhumatismes tenaces qu’il disait contrôler à l’aide d’une patate ou d’un fil de cuivre enfouis dans le fond de sa poche, papa accomplit en leur temps les nombreux et durs travaux de la ferme.Son apport à la transformation de la ferme léguée par son père fut de deux ordres. D’abord il délaissa les cultures non productives. Un certain printemps, au grand étonnement des voisins, il fut le premier à ne pas semer de patates, les terres glaiseuses n’étant pas propices à cette culture. Pour des raisons de rentabilité, la bergerie fut aussi transformée en porcherie.

Surtout, il s’appliqua à mécaniser les travaux de la ferme. Avant que Massey- Harris ne développe un tracteur adapté aux terres de glaise, avec Jean-Baptiste son voisin et alter-ego, il monta son propre tracteur sur pneumatiques. Tout l’outillage agricole fut alors par ses soins adapté à la traction motorisée. Quelques années plus tard, avec la collaboration de Laurent et de Yolande il put s'acheter un tracteur Fergusson tout neuf, encore mieux adapté aux travaux de la ferme sur les basses terres de la vallée du Lac St-Pierre.

La quête de revenus d‘appoint
Pour vivre sur la terre et de la terre dans les années 40 et y nourrir une famille de 10 à 15 enfants, il fallait plus de revenus que n’en donnait la vente du lait pour la fabrication du fromage. Mon père s’employa à multiplier ses sources de revenu.

Dès janvier, après avoir aiguisé sa scie-ronde, tôt le matin, au grand froid, on voyait papa partir à la tête d’un convoi formé du cheval attaché au sleigh double sur lequel il prenait place, suivi de l’engin stationnaire qu’il avait monté sur patins et aussi du banc-de-scie à billots. Il allait scier le bois de chauffage chez les voisins pour la faramineuse somme de... 1,50$ par jour, plus le repas du midi. Il fallait au moins quatre hommes de corvée pour manœuvrer les billots de 8 à 12 pieds de long et qui pouvaient mesurer jusqu’à 24 pouces de diamètre. Il fallait aussi empiler les bûches que la scie découpait. Ces bûches seront plus tard fendues en bois de poêle par les p’tits gars, au retour de l’école.

Un convoi similaire reprenait à l’automne avec la batteuse à grains puis la batteuse à trèfle.Je suis aussi allé avec lui en hiver sur des routes impraticables, vendre au marché de Drummondville des betteraves, des œufs qu’il achetait des voisins, du sirop ou du sucre d’érable. Que de bons souvenirs !

Dans la chambre du fond, près de l’escalier, il avait installé une couveuse qui se chauffait à l’huile. Les œufs étaient mirés. Ceux qui n’étaient pas fécondés étaient vendus au marché, les autres séjournaient 21 jours dans la couveuse, jusqu’à ce que le poulet brise sa coquille. À Pâques d’une certaine année, il devait y avoir une cinquantaine de poussins qui piaillaient dans la couveuse sans qu’elle ne manifeste la moindre impatience.

Avec l’oncle Donat, il se rendit jusqu’à Rougemont pour y acheter des barils de pommes qu’il vendait au détail en passant dans les rangs. Mon frère se souvient même qu’il avait déjà acheté à la fromagerie du rang tout un bidon de fromage en crottes. Toute la famille avait aidé à partager ce fromage en petits sacs qu’il vendait dix sous en passant de porte en porte dans les villages environnants. Il fit de même avec les bleuets qu’on allait ramasser en famille dans la savane. Pour faciliter le tri des bleuets, il avait surélevé la table à un bout, de telle sorte que les bleuets roulaient comme sur une chaîne de montage devant les trieurs.
Quel innovateur que ce Lucien !
Papa fabriquait également des câbles qu’il vendait à la livre aux autres cultivateurs qui s’en servaient pour décharger le foin à l’aide d’une grand-fourche. Ses câbles ont également servi à amarrer les bateaux au port de Trois-Rivières.

Faire un câble, c’était un événement auquel participait toute la famille du plus grand au plus petit. La fête était à son summum quand le câble, coupé de ses attaches, était enroulé et mis sur le feu allumé par terre afin d’y faire brûler qui lui donnaient un air négligé. Le câble sortait de cette opération, qui allumait des étoiles dans la brunante, tout propre comme un homme qui sort de chez le barbier.

Lucien fut l’un des premiers du rang à se départir des chevaux et à acheter une auto qu’il rentabilisa en faisant du taxi pour conduire les gens du rang ou des environs qui le réclamaient pour aller à la messe ou pour des sorties de magasinage à Drummondville ou à Nicolet.

Au grand dam de maman, il réduisait l’entrée du gaz dans le carburateur, de façon à épargner sur la consommation de l’essence. Il se félicitait d’être arrivé presqu’à la consommation zéro mais lorsque le moteur s’étouffait au coin d’une rue, c’est maman qui n’était pas très contente. La réduction des effets de serre avait alors aussi ses effets secondaires négatifs.

Papa et la famille
Malgré le fait que papa passait beaucoup de temps à l’atelier à monter ses patentes, il savait se réserver de bons moments de plaisir avec la famille. Il inventait toutes sortes de trucs ou de jeux pour nous amuser. Il organisait entre les p’tits gars des compétitions de courses, de sauts, et d’échasses. Souvent, le dimanche, devant la visite, il faisait la démonstration de la force du tracteur et de son incapacité à tirer une auto sur gravier, les freins enfoncés.. Le tracteur se montait, maman avait peur, nous, on s’émerveillait et papa riait en disant qu’il n’y avait pas de danger. C’était lui qui contrôlait.

Tout jeunes, il nous prit l’envie d’aller à la pêche à la rivière du rang St-François située à environ un kilomètre de la maison. On craignait son refus. Au lieu de cela, il s’empressa de couper des branches de cerisier pour nous en faire des cannes à pêche. Cette fois, la première, j’y avais pris poisson, aussi gros qu’une baleine, grâce à l’énergie positive dégagée par la si généreuse attention de mon père à mes désirs.
Je me souviens aussi du tricycle qu’il nous avait acheté, de seconde main, naturellement. J’ai eu autant de plaisir à le voir nous «coacher» qu’à pédaler en équilibre à la plus grande vitesse possible. Quelques années plus tard ce tricycle fera la joie de Clément.

À l’âge de 70 ans, papa se découvrit deux passions. Celle de la lecture d’abord. Les filles de Caleb fut le premier roman qu’il lut d’une couverture à l’autre. Ce roman fut suivi de plusieurs autres, au point qu’il en oubliait de manger et qu’il allait se coucher à des heures tardives. Maman l’ayant déploré, pourtant délicatement pour ne pas lui déplaire, il mit abruptement fin à cette passion.

Mon frère Clément avait invité mes parents à l’accompagner en voyage de noces en Floride. Laissons Clément nous raconter comment est née et comment s’est développée sa deuxième passion.

«À 72 ans, avant son premier voyage en avion, papa avait acheté son premier maillot. C’est avec beaucoup de fierté qu’avant d’aller déjeuner, nous nous dirigeons tous les deux vers la piscine de l’hôtel. Sans aucune crainte, il avance dans l’eau jusqu’au menton. Après quelques instants, il traversait la piscine en nageant sur le dos. Cet exploit n’était qu’une avant-première de notre prochaine visite à la mer.»

«C’est donc avec beaucoup de confiance et une joie d’enfant que le lendemain il affrontait les vagues de l’Atlantique. Il entra dans l’eau en riant, trébuchant, très très heureux de cette rencontre avec la mer. Alerté par son comportement, le gardien de plage a dû intervenir afin d’éviter le pire…». Clément

Quelques mois après le décès de maman, ll se rendit en République Dominicaine en fauteuil roulant, faire le voyage qu’elle aurait voulu faire avant de mourir.
La dernière fois que je l’ai vu, il était à l’hôpital, tout souriant, et tout recroquevillé en fœtus sous ses couvertures, comme prêt à recommencer une vie qu’il n’avait pas eu le temps d’explorer sous toutes ses facettes.

Deux jours plus tard, on annonçait qu’il était parti tout doucement, seul comme on s’endort de satisfaction après la tâche accomplie.

Papa et maman, deux êtres exceptionnels qui nous ont donné le plus bel héritage qui soit :
une attitude foncièrement positive devant la vie et tout ce qui l’entoure,
une ouverture sans restriction aux autres et au monde,
une simplicité de bon aloi à suivre les nouveaux sentiers que le XXe siècle a ouverts.
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Suite : Sons, images et lumières des treize ans à St-Zéphirin

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2 commentaires:

  1. Je profite de l’occasion pour te dire que j’ai le sentiment moi aussi de faire un voyage dans mon enfance chaque fois que je prends le temps de lire tes mémoires.

    Merci pour les belles images qui défilent dans ma mémoire.

    Bonne journée

    Nicole

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  2. Je profite de l'occasion pour vous féliciter pour ce projet de mémoires. Je lis intégralement les mémoires mais habituellement par épisodes mensuels pour m'en imprégner davantage. Je vous assure que ce passé est aussi le mien par les lieux physiques évoqués mais également par la manière dont nous avons été élevés par nos parents. L'époque est certes différente mais dans le fond, l'expérience est semblable. Certaines images me restent dans la tête.

    Je suis peut-être celui de la famille Allie qui possède le plus le don des souvenirs et comme j'ai l'habitude de le dire: "À quoi ça sert d'avoir des souvenirs si on ne s'en rappelle pas?".

    Merci pour votre travail


    Réal

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